Le tryptique

de Fabienne Toubin

Sa robe blanche est tachée de rouge.
Il fait très chaud en cet après-midi de juin 50. Seize heures trente, Clara et Paul viennent de louer une barque. Sur le lac Daumesnil ponctué de barques blanches, Clara se laisse porter par les efforts de Paul. Ils ont vingt ans. Le soleil lui caresse le visage, elle ferme les yeux et profite du moment. Le balancement de la barque et les clapotis des rames la transportent ailleurs.

Sur un muret bordé de blés et de coquelicots, les grillons frottent leurs ailes et s’arrêtent. Assommés par le soleil, ils n’ont peut-être pas entendu les galoches qui résonnent sur le muret devenu chemin. Une paire de galoches, une paire d’espadrilles et une autre paire de galoches suivent un lézard affolé. Il ne peut que descendre et fuir dans les champs. Les premières galoches écrasent un grillon. Echappant à la marche meurtrière, ses congénères sautent comme des pops corns, dans tous les sens ; et le frottement des ailes comme un écho sonne la retraite.

Les espadrilles pleurnichent.
– Rémi t’as tué un grillon !
Rémi hausse les épaules.
– J’ai pas fait exprès. .les filles ça pleure tout le temps !
– T’es un assassin comme ton père !
Rémi suffoque.
– Paul, t’es pas gentil, fallait pas dire ça !
– Ben, c’est vrai ! Il est en prison !
Rémi est écarlate.
– C’est pas pour ça !

Son bras armé du poing part. Paul esquive, riposte par un coup de pied. Au milieu, Clara tombe du muret dans les blés et les coquelicots. Les garçons inquiets la rejoignent.
– Clara, ça va ?

Un rire cristallin sort alors des profondeurs du champ. Impressionnés les grillons se sont tus. Debout, elle jubile. Sa robe blanche est tachée de rouge. Rouge coquelicots. Les chemisettes des garçons aussi d’ailleurs !
– On a la rougeole, pouffe-t-elle.
– Non, on est morts. C’est la guerre !

Perplexe, Clara fixe le visage de son ami Paul. Puis celui de Rémi. S’en suit une bataille de fleurs de coquelicots.
– Je crois qu’on va se faire gronder.

Ce souvenir la fait sourire. Paul rame.
– Tu souris ?
– Tu te souviens de notre bataille de coquelicots ?
– Oui. Et je me souviens aussi de la punition !
– Vous aimiez vous disputer
– Il était susceptible.
– Et toi, tu le cherchais bien..tu ne penses pas ?

Paul ne répond pas.
-Il fait chaud. Tu veux boire quelque chose ?

Clara, Paul, Rémi. Trois amis soudés dans l’enfance. Rémi, l’alsacien, réfugié chez une cousine éloignée, peut-être un peu trop… Paul, le plus jeune, entre sa mère et sa grand-mère, né d’un père saisonnier. Paul préfère utiliser le mot «résistant». Clara qui, pour son père, ressemble tant à sa mère morte en couche.

Paul accoste et place sous un saule pleureur la barque. Clara observe le parterre de fleurs multicolores autour de l’arbre. Les couleurs l’envahissent. Elle aurait aimé être peintre. Elle pense aux tableaux des Impressionnistes, à ces jeunes femmes dont le regard semble souvent ailleurs. A quoi pensent-elles ? Vers où regardent-elles ?

– Il est quelle heure ?
– 16 heures 50. Tu veux quelque chose ? Je vais à la buvette.
– Rémi devait nous rejoindre entre 16 heures 30 et 17heures ; n’est-ce pas ?

Paul descendu de la barque, attache la barque.
– Alors, tu prends quoi ?
– Prends-moi un jus de fruit.

De la buvette, elle reconnaît la chanson d’une certaine Juliette Gréco. Paul lui a offert le 78 tours pour écouter sur son pick-up. Elle l’adore. Elle a choisi Rémi pour fiancé. Paul ne lui en veut pas. Il s’occupe bien d’elle quand Rémi travaille trop. Paul, l’ami, le frère. Le va-et-vient de l’embarcation la plonge dans un état somnolant. Elle se laisse aller au fond de la barque et regarde vers le ciel. Les branches légères de l’arbre chevelu sont devenues persiennes. Paul est parti à la buvette. Le jeu du soleil à travers les feuilles, le souvenir des couleurs du parterre lui fait penser à des lampions.

***

Elle sursaute.
Le feu d’artifice du 14 juillet vient de commencer. Les 3 adolescents ont la permission de minuit. La foule fait des «oh» et des «ah». Rémi a allumé une cigarette, américaine. Il en propose une, goguenard, à Paul. Il sait que Paul ne fume pas, il préfère les chewing-gums. Il lui a même dit une fois, qu’il n’était pas un homme parce qu’il ne fumait pas. Paul s’en fiche. Assis entre Rémi et Clara sur un tronc d’arbre devenu banc, il attend. Il attend la bonne occasion pour parler. La foule fait des «oh» et des «ah». Paul, lui, voudrait parler à Clara, son amie. Il veut lui dire. Il ne peut pas, sa gorge est serrée. Lui dire simplement qu’il l’aime et aussi ce qui le tourmente. Son épaule touche la sienne. Il compte dans sa tête, à 3, il lui dira. Non, à dix. 1,2, 3 .10.
– Clara, tu sais. je.

Le bouquet final. La foule fait des grands «oh» et des grands «ah».
– Qu’est-ce que tu as dit ?
– Tu veux boire quelque chose ?

Paul est parti à la buvette leur chercher des sodas. Rémi a pris la main de Clara. Il les a vus.

C’est le bal du 14 juillet, le premier depuis la fin de la guerre ; sur la place du village les adultes suivent le rythme de l’orchestre improvisé et de l’accordéon. Les enfants jouent à attraper avec une fausse canne à pêche des faux poissons ou des faux canards en bois. Les adolescents, eux, font claquer des pétards pour faire peur aux filles, fument cigarette sur cigarette pour les impressionner ; et se cachent pour vomir.

Malgré l’heure tardive, il fait encore lourd, trop lourd.
– Au feu ! La buvette est en feu !

La place est en effervescence. Les gens courent dans tous les sens. La fête est interrompue. Tout le monde s’active pour éteindre le feu, qui lui, a entrepris maintenant de détruire les lampions. Au milieu de la foule, Paul interpelle le maire et lui chuchote à l’oreille. Monsieur le maire fixe alors Rémi accompagné de Clara. Rémi joue avec un mégot de cigarette. La fête est gâchée.

***

Clara sursaute. Elle s’était endormie.
– Il est quelle heure ?
– 17 heures 20.

Ils se trouvent au milieu du lac. Elle ne s’est aperçu de rien, Paul a repris les rames. Elle longe du regard le tour du lac. Elle ne voit que des promeneurs, des enfants apprendre à faire du vélo, des cygnes, des allées de jonquilles, de tulipes ou d’iris. Rémi, lui, n’est pas là.

Le jus d’orange la rafraîchit. Paul l’observe.
– Qu’est-ce que tu as ?
– J’aimais bien tes tresses.
– Des tresses de petite fille.
– Tu es belle. Je t’aime.
– Moi aussi, je t’aime.

Mais Clara a un doute.
– Tu m’en veux d’avoir choisi Rémi ?
– Non, pourquoi ?
– Tu en veux à Rémi ?

Paul sourit. Il lui sourit toujours, pour la rassurer. Est-ce qu’il leur en veut ? Quelle drôle de question. Rémi et lui partaient quelques fois sans elle ; courir dans les bois, descendre les falaises à vélo et bien d’autres choses. Ils avaient même mêlés leur sang, comme les indiens, à son insu. Clara ne supportait pas d’être exclue de leurs jeux de garçons. Mais lui, qu’est-ce qu’il avait aimé, aussi, être seul avec son ami, son modèle. Mais maintenant, ils étaient deux ; lui, un. Comment leur dire sa peur sans tout gâcher. Comment parler de ce qui le ronge à travers l’amour qu’ils se portent. Clara, Paul, Rémi. Lui, manque de courage. Il leur a même dit qu’il avait rencontré quelqu’un et qu’il leur présenterait, un jour.

– Je suis heureux pour vous.

En ces années d’après-guerre, les gens profitent du vent de légèreté qui flotte sur le pays ; malgré les difficultés matérielles et le souvenir de cette foutue guerre. Mais une autre guerre est en route, très loin, en Indochine ; mais présente, malgré tout, dans le cour de ceux qui essaient de revivre.

Sur le lac Daumesnil, en cette fin d’après-midi de juin 50, les barques se croisent, s’évitent, se choquent parfois.
– Un accident est si vite arrivé pensa-t-il,. et plus de questions.

17 heures 30. L’heure de location est terminée. Ils doivent rendre la barque. Dommage pour Rémi. Trop occupé certainement. Il reste toujours au fond de la barque le panier pique-nique. Il ne va pas tarder.

Sur la berge, Clara reconnaît sa sour à côté du scooter de Paul. Elle se tord les mains.
C’est l’estomac de Clara qui se tord. Elle n’ose pas regarder Paul lorsqu’il l’aide à descendre. Lui, non plus d’ailleurs. Ses mains tremblent. Le vide s’impose dans leur cour.
Clara pose son regard sur l’eau du lac Daumesnil, un poisson est ventre en l’air.

– Rémi est mort.

"Ce qui est important pour une personne, l'est pour l'humanité" - Jean Rouch

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