Une vie

d’Edwige Dorgère

Une plaine immense : les infinités d’épis, trapus et lourds de blé mûr, sont déjà débarrassés de toute trace d‘humidité matinale. Ils se tiennent fin prêts pour la récolte.

***

Les lueurs métalliques du ciel se sont peu à peu réchauffées. Le silence est resté vide et inodore.
Rien.
Rien que ces colonnes d’épis qui ne bougent pas.
Rien.
Sous le contrôle inquisiteur des capteurs hygrométriques, la terre ne respire pas : un mécanisme d‘arrosage lui fournit son apport hydrique journalier au moment optimum. Le sol obéissant produit sans odeur et sans erreur les tonnes programmées de farine. La minuscule tache sombre d‘une moissonneuse progresse méthodiquement au loin. Elle ne parviendra pas à la cote 40 avant la tombée du jour. Les blés impeccables attendront, stabilisés à leur densité optimale.
Peut-être quelque part la friche d’un hameau en ruine, une trace de présence animale, mais ailleurs, dans un autre monde, dans une autre vie.
Ici ne reste rien, qu’un jaune sans nuance, celui du blé arrivé à maturité.

***

Dans cette plaine immense, cote 40, un coquelicot pleure des larmes de rosée : sa robe est toute froissée…
Enfermé depuis une éternité dans sa coque verte, il avait attendu sans relâche ce moment de libération, de révélation au monde. Des vagues rumeurs entendues par-delà la paroi close, il s’était imaginé la vie. Une vie étincelante, parsemée de libellules amoureuses et de bruissements d’abeilles. Il allait emprisonner le soleil de ses reflets soyeux et le soumettre à sa magie noire…; il allait rivaliser d’ardeur avec les bleuets chamarrés… ; il allait vaillamment résister sur sa tige fragile à la curiosité des insectes … Même l‘impatience de l’avenir s‘annonçait délicieuse : guetter la courbure des coques vertes voisines comme une promesse de nouveaux compagnons à entraîner dans les jeux les plus fantasques …!
Ah oui ! Que d’éclats de vie et de couleurs à lutiner les herbes folles, à narguer les herbes sages, à ployer de rire sous les gros yeux jaunes des marguerites statiques !
Saisir le moindre souffle de vent pour s’emplir tout entier de l’arôme lourd des minuscules violettes et croire un instant qu’il est sien !
Jouer à frôler les avoines hirsutes et frissonner de leur caresse coupante !
Et, suprême bonheur : devenir papillon avec les papillons …
Et voilà qu‘il est tout chiffonné et qu’il pleure.

***

Lentement, du fond de son chagrin, il finit par sentir une présence insistante, comme un souffle. Malgré lui, il ébauche quelques mouvements furtifs et voit – Ö instant d’espérance ! – les plis de sa robe se lisser. La douceur du premier soleil vient de l’effleurer, qui éloigne une à une les gouttes de rosée.
Il sent qu’il se redresse dans la lumière, ses pétales frémissent et scintillent. Aidé par la brise, il esquisse un premier balancement et frôle un épi de blé qui reste figé dans son immobilité hostile.
Alors il comprend que la clarté immense et vide n’est que pour lui.
Et soudain il s’élance dans le vent, ondule tourne et chavire. Sa robe, fulgurante de lumière, caracole en figures imprévisibles. Par instants, il s’arrête, tétanisé, puis reprend de plus bel. Il se rit du vent. Il est papillon.
Toute la matinée, il s’enivre d‘espace, se grise de vent, il danse les sons, les parfums, les couleurs qu’il n’a pas connus.
Puis, vers midi, alors que le ronronnement de la moissonneuse est encore lointain, une bourrasque un peu brusque lui déchire un premier pétale qui se pose à terre dans une arabesque inachevée, palpite encore un instant puis s’éteint.

***

Une corolle rouge-sang va se dessiner maintenant sur le sol, goutte à goutte, au pied des épis impassibles, et se recroqueviller lentement…

Le rythme est ordre cadencé dans la survenance des choses F. Neveu

Bulletin de l’Atelier

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