Pauvre bête…

de Martine Castro

– Et comment va le chat ?
– Bien, merci
– Pauv’ bête…
C’est un rituel. Chaque conversation téléphonique avec Jean-Louis se termine ainsi. Sur des nouvelles d’Isidore, qu’il n’a jamais vu et pour cause, il n’ est jamais venu à la maison. Et ce commentaire.
La question me démange :
– Jean-Louis, pourquoi tant de sollicitude ?
Un court silence au bout du fil.
– C’est très simple.
Jean-Louis est un fervent amateur de voile et possède à Dieppe un bateau dont il parle souvent mais à bord duquel il n’invite jamais personne. Il est solitaire dans la vie, solitaire sur mer. Dès qu’il le peut, il fonce à son mouillage et part naviguer en Manche, Manche Est ou Manche Ouest, selon le vent. Il en revient boucané, la barbe perlée de sel, et nous raconte ses franchissements du rail pendant la nuit en louvoyant entre les énormes tankers, ses prises de ris et de risques pendant ce coup de chien du côté de Humber, ses virements de bord au ras du Fastnet dans une mer blanche de fureur. Ses aventures dans Crommarty, Fisher, Dogger, Forties et German sonnent comme autant de poèmes épiques. Lorsque je lui dis que, moi aussi j’ai essuyé quelques tempêtes en mer d’Irlande et même défié le Fromveur pendant une renverse (sans lui préciser que j’étais ce jour-là morte de peur et de mal de mer), pour qu’il comprenne que j’étais capable de partager ces émotions fortes, il répond que non, la voile est une affaire d’homme, en solo.
– Voici pourquoi, me dit-il. Tu sais que les chats n’aiment pas l’eau, et encore moins la mer. D’ailleurs as-tu jamais pensé à prendre Isidore avec toi pendant tes croisières de demoiselle ? Un jour donc, je préparais le bateau pour aller chercher une grosse tempête du côté de Sud Irlande. Le grain s’annonçait intéressant. Météo France prévoyait une mer forte à très forte, visibilité 3 miles, vent nord nord-ouest force 7, une belle traversée quoi. Dans ces cas, il faut plus que jamais penser à tout. Surtout qu’à Dieppe, à cette heure-là, le temps était plutôt calme, mer belle, légère houle d’ouest, un vrai trompe couillon, à faire passer tous les éléphants à la baille dès la première déferlante.
J’étais en train d’effectuer les derniers contrôles d’usage lorsqu’un chat noir qui musardait sur le ponton a soudain pris son élan pour sauter sur le bateau, glisser sur le pont, se prendre un winch en plein museau. Avant que j’ai pu m’en approcher (j’étais en train de vérifier l’état du tourmentin), il s’est ébroué, m’a craché à la gueule et a disparu dans le cockpit. J’ai pensé, bon, je le récupérerai avant de lâcher les amarres et je le remettrai sur le ponton. Sale bête.
Et puis je n’y ai plus pensé. Mes vérifications terminées, j’ai pris la mer. Le temps était agréable et calme. Une fois arrivé en bordure du rail, je me suis accordé le temps d’un petit casse-dalle. Le bateau roulait un peu, au rythme de la houle. L’idéal pour un bon mal de mer si on ne se leste pas l’estomac. Direction le cockpit pour prendre le premier sandwich saucisson cornichon de la traversée, accompagné d’un petit coup de rouge. L’animal était là, allongé sur la couchette, un peu sonné, sans doute la conjugaison du mal de mer et du choc contre le winch. Passager clandestin peu encombrant, je l’ai laissé, il ne gênait pas, il m’a regardé manger sans bouger. C’est silencieux ces bêtes-là.
Encore, je l’ai oublié. Je venais de rentrer dans Manche Ouest, et ça commençait à cogner dur. Vraiment pas un temps de jeune fille. Voilure réduite, gilet de sauvetage, mousquetonné à la ligne de vie, j’en prenais plein les yeux et la barbe. La mer était très forte, hachée, j’avais le vent dans le nez, obligé de tirer bord sur bord pour rester dans cette voie étroite entre le rail et la côte anglaise qui, tu le sais, est plutôt mauvaise dans ces parages. Et je l’ai vu sortir… Hérissé, les yeux exorbités, les moustaches pointées vers l’avant, il s’est campé sur un tas d’écoutes, sous le mât, il s’y est arrimé par les griffes et a commencé de miauler mille invectives au vent qui hurlait et aux vagues qui déferlaient. Comment a-t-il pu rester aussi solidement accroché malgré la gigue désordonnée du bateau, je l’ignore. Mais il m’encourageait, m’engueulait, m’insultait. Impavide, il prenait les paquets de mer qui traversaient le pont. N’importe quel autre chat aurait eu l’air minable, trempé, le poil collé. Tout autre animal aurait fini en pitance aux poissons mais il était de la race des combattants. Parfois, il se dressait sur les pattes, le dos rond, toujours accroché aux écoutes, redoublait de feulements, puis se rasseyait, ancré au cordage. Ce jour-là, j’ai abandonné l’idée de virer le Fastnet. Je me suis mis à l’abri dans une crique, je pense encore qu’il m’y a guidé. Une fois à l’ancre, dans un calme relatif, je me suis approché, je l’ai saisi et j’ai pu lui décrocher les griffes du paquet d’écoutes. Il était tétanisé. Je l’ai mis bien au chaud dans mon ciré, et nous sommes descendus dans le carré pour nous sustenter. Il a beaucoup aimé le beurre et le saucisson. J’avais un peu d’eau, la pauvre bête était assoiffée. Il a passé la nuit avec moi dans le sac de couchage. Finalement, ça détend, ces petites choses.
Le lendemain, j’ai pris la route du retour. Le vent s’était calmé mais je n’avais plus le temps de virer le Fastnet. Tranquille, il s’était lové sur son paquet d’écoutes, indifférent à la mer. Il se chauffait au soleil. Arrivé au port, j’ai remis de l’ordre sur le bateau. Il ne bougeait toujours pas, me regardait m’activer. Et soudain, j’ai entendu une voix appeler  » Victor ! T’es donc là, gredin ! Ca fait deux jours que je te cherche… « .
Devant moi, sur le ponton, se tenait un vieux pêcheur qui regardait fixement le chat marin.
– Il est à vous ? Il est monté à bord vendredi…
– A bord, mais y n’aime pas l’eau, ce bestiau…
– Pourtant, il a le pied sacrément marin, il a essuyé avec moi la tempête du côté du Fastnet. Rivé aux écoutes, pendant tout le grain, il n’a pas bougé d’un pouce.
– Ca me ferait mal, chaque fois que je monte sur le canot, y se détale fissa… et m’attend pour la poiscaille au retour… Allez viens, Victor, on rentre à la maison.
L’homme s’est penché, a saisi un morceau de poisson dans le panier posé à ses pieds et le lui a montré. Du même saut qu’il avait fait pour monter à bord, le chat a pris pied sur le ponton humide, a dérapé et s’est pris le panier en pleine poire. Le vieux l’a attrapé par la peau du cou pour le mettre sur son épaule. Le chat s’est mis à lui mordiller la moustache. Alors le vieux a murmuré, assez fort pour que je l’entende :
– Le pied marin… Pauv’ bête va.

« Une maison d'air, de soleil et de rire. » Jack London

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