Les mytheux ont la peau dure

de Laurent Vannini

La première chose que l’on voit en entrant dans le parc, ce sont les statues. Quelque soit l’entrée que l’on ait choisi, lorsque derrière soi la porte basse se rabat bruyamment contre les grilles âbimées, le regard est happé par les hautes silhouettes qui surgissent à mesure que l’on avance le long des allées. Le pas crisse sur les cailloux blancs et les ombres mouvantes de personnages statiques, immuables héros d’une histoire méconnue.

Si l’oeil s’amuse à tenter de percer le secret de leur identité, parcourant l’inscription gravée à la base de leur verticalité, il y lira dates, noms et métier, sans pour autant pouvoir se glorifier de la certitude du déjà vu, déjà lu, reconnu. Lassé, incapable de se référer, perdant tout intérêt, il reportera son attention sur les rangées de hêtres, les jardins de mimosas, les étendues d’herbe fraîchement coupée. Pourtant, il n’aurait aucun mal à discerner plus qu’un simple anonymat. Ainsi, il arrive qu’un étudiant, un vieillard ou une vendeuse de parapluies, perdus dans une nappe de rêverie saisisse un indice de particularité dans l’alignement des corps sculptés. Un jour, un serveur de café a remarqué qu’ils n’avaient pas le même âge, leur peau de pierre ne portant pas toutes les rides de l’érosion. Pourtant ils semblaient être nés de la main.

Une autre fois, un vieux poète au lit de rimes asséchées s’est demandé qui sont ces personnages, sans ancrage, et s’est félicité, après quelques instants de doute, d’avoir pu reconnaître le talent d’un de ses pairs, visionnaire au burin, modelant l’airain libéré de la réalité d’un monde. Ce jour là, le poète a quitté le parc, animé de nouveau du désir des mots.

Sur un banc, deux clochards partagent une cigarette tout en observant les passants. Assis là, sans âge, ils ne se parlent pas. L’écho de leur mutisme s’élève, résonne, et rebondit de statue en statue. Ils rêvent. Eveillés, ils replongent tous deux sans cesse dans leur lointain passé, remontant jour après jour la courbe du temps, revivent un à un les évènements qui les ont menés l’un à coté de l’autre. Ils ne se connaissent pas. Et pourtant se marient, achètent leur première voiture, enterrent leurs parents ou voient partir leurs enfants à un bras seulement de distance l’un de l’autre.

Dans la fumée s’échappant de leur bouche se découpent des milliers de scènes que la déambulation régulière des badauds ne trouble pas. Parfois même, un chapeau, une mallette, un rire ou le tombé d’une mèche de cheveux entraperçus sur des marcheurs solitaires rappelle un baptême, des vacances en bord de mer, un matelas défait ou une porte violemment claquée. Sur la surface minérale, les statues s’étirent, puis lentement, se retirent, disparaissent, mêlant leur silence aux dialogues des effraies.

des nuits.
des jours.
Plus loin encore.

Par delà le mur de l’adolescence, le vertige des premières jouissances, le sein qu’ils tiennent, les lèvres qu’ils boivent. Les lueurs de l’absence illuminent la chambre parentale, un chien halète couché sur le flanc gauche, une bague à tête de mort s’agite au bout d’un poing menaçant, un tableau noir ignoré où s’étalent les premiers traits de craie. Mais les passants ne s’attardent guère, promeneurs avides de temps, ils ne voient qu’inertie là où se dressent des intrigues conjuguées.

Une main se tend, une autre la rejoint et les bouffées changent de coté. Les deux clochards se tiennent droit.

Ils explorent le continent, bravant les eaux du regret, accostent sur des terres aux milles phares allumés. « Il est tard, tu dois aller te coucher », la voix tremble, l’enfant obéit. Un parquet vitrifié, les genoux s’y brûlent, oreilles aux aguets, enchevêtrements de pieds, tonitruance des mots, odeur de cigare, « Henri, où t’es-tu caché ? » Un champ de bataille, un cheval de bois couché, une bassine remplie d’eau, une tortue amphibie, une figurine de plomb juchée sur la carapace, maréchal des esseins 1807 – 1863. Le soldat glisse, son bicorne ricoche avant de ne fendre les flots de la mare agitée. Des pleurs. Au fond, il gît. Plus loin. Plus rien, plus rien,
plus rien.

« Elle s’est tarie » se dit le vieux poète sur un lit de cailloux, « Je n’écrirai plus ».

Au pied d’une statue récemment implantée, un enfant joue. Il creuse la terre à l’aide d’un objet serré dans son poing droit, écarte les pierres dociles des doigts de sa main gauche, puis continue à marteler le sol pour en extraire de délicats trésors. Une voix le hèle, il tourne la tête, «Henri, où es-tu ?» Sa main s’anime et libère le minuscule poinçon sur le monticule de terre. Le socle s’est brisé, les jambes écaillées, le tronc médaillé de croix et d’éclats, le bicorne, un maréchal surplombe le fossé béant de l’enfant.

Sur le banc, un clochard se réveille.

Il est seul.

 

« T'occupe pas, donne-moi du nougat ! » Brigitte Fontaine

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