Le veuf

d’Andryane

Il est là, dans son fauteuil, comme sonné par tout le brouhaha de ces dernières heures. Il lui faut plusieurs minutes pour réaliser que tout le monde est parti, que le calme est revenu. Le voilà seul chez lui, le silence commence à pénétrer en lui, à l’envahir … Après un long moment de stupeur, il reprend peu à peu l’initiative de sa pensée. Instinctivement, il voudrait demander à sa femme son avis sur tout ce qui vient d’avoir lieu.

Il avait encore dans l’oreille les portes de voitures qu’on claquait, le crissement des pneus sur le gravier de la cour. “N’hésite pas à nous appeler, si tu as besoin de quelque chose, tu sais que tu peux compter sur nous” … “et puis, il y a le téléphone”. Thomas et Florence étaient bien décidés à rester proches de lui. Il l’avait compris. Il rentra et s’assit dans la cuisine. Enfin seul !
Après toutes ces journées d’agitation, les médecins, les coups de téléphone … les allées et venues. Tout ce monde qui entrait et sortait, se faisait du café, parlait, s’embrassait. Et le repas qui avait suivi l’enterrement, où il avait revu sa vieille cousine, appuyée sur son grand fils, qui n’était plus du tout un enfant. Et les voisins, et ces inconnus, qui tous lui serraient la main en arborant un air mi-sérieux, mi-ennuyé…
Il avait fallu rester longtemps debout. Heureusement la petite Marguerite avait pensé à apporter à grand-père une chaise et un coussin pour son dos. Du coup, les gens passaient devant lui, sans le voir, et ne lui serraient plus la main. Il avait même entendu une dame dire à Florence “Heureusement que votre pauvre Papa est parti avant elle” … Ça, il l’avait bien entendu, lui qui pourtant a du mal à entendre les journalistes de la télévision.
Enfin seul ! Dans la maison vide ! Plus aucune trace des événements récents. Florence et Thomas ont tout remis en état. La chambre a été nettoyée, rangée, on a ôté toute trace de maladie. Le repas d’enterrement, lui aussi, n’est plus qu’un souvenir, la cuisine est impeccable. Il y a dans l’entrée, sur la grande table, des piles de courrier, dont seules quelques enveloppes ont été ouvertes.
Il mesure alors sa solitude. Elle qui était si bavarde, qui ne supportait pas un moment de silence dans la conversation … Voilà qu’elle ne dit plus rien, qu’elle n’a plus rien à dire, qu’elle laisse le silence s’installer, prendre place, s’imposer dans la pièce, dans la maison, partout autour de lui.
Il n’entend plus le bourdonnement incessant des propos qu’elle tenait sur tout et sur rien, passant du coq à l’âne, et n’hésitant pas à se répéter de nombreuses fois.
Lui, qui se plaignait d’avoir une femme bavarde … Ce bavardage incessant lui manque maintenant … C’était comme un bruit de fond qui s’interposait entre lui et les choses, lui et les événements. Tout lui parvenait transformé, mouliné par les paroles de sa femme.
Maintenant, cette protection a disparu. Il s’endort peu à peu comme un enfant abandonné dans son berceau, loin des bavardages des adultes.

Il se réveille au milieu de la nuit, transi de froid dans son fauteuil. Il boit un verre d’eau et se met à pleurer. Comment a-t elle pu lui faire ça, après soixante ans de vie commune ? Lui faire ça, à lui. Elle était malade depuis longtemps, mais elle avait toujours réussi à surmonter les crises et … cette fois-ci, elle l’a laissé en plan, sans le prévenir ; maintenant, il est là, tout seul dans le froid, dans la nuit, dans le silence, que va-t-il faire ? … Que va-t-il devenir sans elle ? … Des larmes coulent dans son cou, sur ses mains.
Il se souvient de sa femme autrefois, elle était jeune …elle était … Il réalise tout à coup qu’il ne se rappelle plus de son, visage. Comment était-elle ? Comment étaient ses yeux ?… Il a oublié son regard ! Il faut absolument retrouver une photo d’elle. Il ouvre brutalement les placards, fouille dans les tiroirs. C’était elle qui rangeait les photos et les sélectionnait pour les albums. Ne sachant pas bien où tout cela se trouve, il est tenté de demander à sa femme de l’aider, mais … non, c’est à lui de chercher tout seul … Il cherche maladroitement. De nombreuses images d’une époque disparue jonchent maintenant le sol.

La voisine le trouve assis par terre, silencieux, au milieu des photos… Elle lui parle, il la reconnaît à peine.
– Laissez-moi vous aider à vous relever.
– Je vais vous faire un café.
– Voulez-vous que j’aille vous chercher une veste plus chaude ?
– Je vais vous aider à ranger tout ça.
– C’est bien triste pour vous … se retrouver tout seul, à votre âge !
– Je vous apporterai tous les jours un plat chaud à midi.
Ce n’est pas la voix de sa femme, qui pénétrait partout, dans les moindres recoins de la maison, qui entourait chaque chose d’une enveloppe sonore et familière.

Enfin, la voisine est partie. Il est maintenant assis dans son fauteuil, sur la table devant lui une centaine de photos se chevauchent et s’entremêlent : des petites, des grandes, des “noir et blanc”, des “couleur”, des portraits, des groupes d’enfants, des paysages, … une photo d’identité, des visages jeunes ou vieux, anciens ou récents, … des polaroïds décolorés, des photos à bord dentelé, un enfant sur un poney, …
Il en choisit une qu’il ne connaissait pas, ou qu’il avait oubliée. Pour lui, c’est comme une découverte. C’est une image en noir et blanc de grand format. On y voit sa femme encore très jeune, sans doute à la fin des années quarante. Au fond, on aperçoit un jardin avec sur la droite deux tilleuls, réunis par une barre, où est accrochée une balançoire. À gauche, trois marches de pierre et en arrière-plan une maison longue à un étage avec de multiples fenêtres à petits carreaux. Sa partie droite est recouverte de vigne vierge, et la partie gauche d’un rosier grimpant. En haut des escaliers, et sur le point de les descendre : une jeune femme, sa femme. Son visage alerte et souriant regarde au-dessus de l’épaule droite du photographe. Ses cheveux clairs sont relevés sur le front en un rouleau. À l’arrière de sa tête, on aperçoit en partie un petit chapeau sombre, sans bord. On la voit de trois quarts face. Elle est vêtue d’un imperméable ouvert sur une robe d’été à rayures. C’est une robe chemise, au col relevé, à la jupe au-dessous des genoux, plissée, avec une large ceinture. Aux pieds, elle porte des sandales de toile blanche à semelles de corde compensées. Au tour de son cou, un collier très court fait de grosses perles sombres. Elle écarte les bras, à demi pliés, ses mains sont grandes ouvertes, les paumes orientées vers le haut. La bouche entre-ouverte sur un grand sourire, elle est l’image même de l’accueil.
Il la contemple longuement, c’est comme une nouvelle rencontre avec elle. Il croit même entendre à nouveau sa voix.
Il décide de faire encadrer la photo et de la poser sur la commode en face de son fauteuil, pour pouvoir continuer à échanger avec elle. Il roule délicatement la photo et l’entoure d’un bracelet élastique, prend son manteau, sa casquette et sa canne.
Il sort.

L’encadreur choisit un verre anti-reflet pour que l’image paraisse plus naturelle.
Une demi-heure plus tard, l’encadrement est terminé.
Quand on marche difficilement, c’est un peu compliqué de transporter, en plus de sa canne, un grand cadre de verre. Il marche lentement, attentif à son précieux fardeau. Le chemin à parcourir n’est vraiment pas long. Il y a d’abord un carrefour à franchir, avec trois feux rouges. Quand on marche lentement et avec difficulté, il faut toujours s’engager au moment où le feu vient de se mettre au rouge, sinon, on n’est pas sûr d’atteindre l’autre rive, avant que le flot de voitures ait repris sa course. Pour éviter tout risque de chute, il prend son temps et franchit le carrefour en trois étapes. Il est un peu essoufflé, mais plus détendu, quand il parvient enfin de l’autre côté. Il lui reste une centaine de mètres, avec un trottoir tout le temps, ensuite, il doit tourner à droite, et il est presque à la porte de chez lui. Sur le trottoir, un chien l’accompagne quelques instants, vient renifler son paquet, puis, à l’appel de son maître, s’éloigne en direction de la boulangerie. Il préfère cela, parce qu’un chien qui saute autour de vous peut toujours vous faire trébucher.
Le soleil tape durement maintenant et le paquet devient lourd. Il ne reste plus que quelques mètres à parcourir.
Au moment où il tourne à droite, une mobylette passe en le frôlant. Le gamin, qui est à l’arrière, lui arrache sa casquette, et la mobylette repart en trombe. Elle est déjà loin, quand, déséquilibré, il tombe sur le cadre.
Le verre se brise. Le voilà par terre, la gorge tranchée. Les bras de sa femme l’enserrent. Il sourit…

Le rythme est ordre cadencé dans la survenance des choses F. Neveu

Bulletin de l’Atelier

Textes.net partage