Ces alphabets qui font l’Europe, digression rêveuse

Ces alphabets qui font l’Europe,

digression rêveuse à la suite de « Mon alphabet »
dans Pulsions du temps, de Julia Kristeva

 

Dans « Pulsions du temps » (Fayard, 2013), la sémiologue et psychanalyste Julia Kristeva fait battre le temps en des moments, quotidiens, culturels, de soi, des autres, scientifiques, de personnes, philosophes, écrivains. Ces battements du temps parcourent le livre et donnent au temps comme un bruit, régulier, scandé, qui revient,  et son existence au cœur. Donc aussi ses pulsions.

Dès le début, on se retrouve avec « Mon alphabet » dans une fête annuelle de la Bulgarie, qui est la Fête de l’alphabet. L’alphabet ici est cyrillique.

On réalise à cette occasion pour de bon, même si on le savait déjà, ah mais oui c’est vrai, que d’autres pays, en Europe, contenus pourtant dans cette entité commune, disposent effectivement d’alphabets différents les uns des autres, les autres du nôtre, le nôtre des uns.

En Bulgarie, durant cette fête, la communion avec cet alphabet, et donc avec la question de la lettre, apparait telle dans ce qu’on peut en lire qu’elle met aussi tous les sens en alerte et exacerbe  des effets qu’un alphabet inscrit dans une âme.

Ce faisant, on assiste à ce qu’un changement d’alphabet en même temps qu’un passage de frontière peut induire, ébranler, tutoyer, questionner, mettre en doute, dans les habitudes d’une personne et son habitus, même, sa manière d’être au monde.

Lorsqu’elle est amenée à passer des frontières, même en Europe et peut-être surtout en Europe où celles-ci n’existent plus sur le terrain de la géographie, les frontières demeurent, loin, à l’intérieur des pays, par la langue. Elles en sont peut-être de ce fait d’autant plus voyantes, effectives, provoquant, sollicitant, focalisant, synthétisant, ce qui veut l’être de cette frange qu’est le langage entre soi et l’autre, entre l’ici et l’ailleurs, entre le maintenant et l’avant et l’après du temps .

 

 

En Bulgarie, ce jour-là chaque enfant se voit attribuer une lettre, une seule, qui va être son identité.  Elle synthétise sans doute quelque chose de cette frange. Ca va être sa lettre, cette lettre va être lui. Et, de la même manière qu’on parle couramment de langue maternelle, on dit « ma langue », « ma poésie », cet enfant ce jour-là, ces jours-là chaque an, pense, dit et ressent comme le titre de Julia Kristeva, « mon alphabet. »

On va l’en vêtir, puisqu’un costume est fabriqué à chaque enfant, différent pour chaque lettre et pour chacun, qui représentera cette lettre de l’alphabet qui lui est attribué, assigné devrait-on dire, sera son symbole et lui son incarnation.

Nous ne sommes pas loin du ceci est mon sang, pour le vin, ceci est ma chair, pour le pain. L’enfant sera la lettre. Cette lettre est mon sang et ma chair. Elle sera lui durant cette fête, les autres voyant l’enfant, le définissant, ainsi. La lettre sera l’enfant.

L’enfant, garçon, fillette, traverse cette fête annuelle  jusqu’à ce que, peut-être, devenu jeune adulte, il parte pour un autre pays d’Europe, rejoindre pour terminer ses études, des chercheurs d’une spécialité donnée ou un pays d’une autre langue, à l’alphabet dit latin.

Sans doute y a-t-il un étonnement, plus que ceci, une étrangeté même, chez une personne qui entreprend ce passage de frontières, qui fait le choix de cet éloignement, à avoir entamé sa naissance, à l’autre, à ce qu’elle va être, son devenir, d’être femme, d’être homme, en étant enveloppée d’un alphabet cyrillique, jusqu’à son corps drapé à l’occasion qui lui est consacrée.

Puis d’avoir à basculer non seulement vers une autre langue mais aussi vers d’autres dessins, d’autres symboles, d’autres ‘graphés’, d’autres formes de symboles dessinées au-delà ou en-deçà de leurs formes écrites, qui constituent cette langue.

Il va lui falloir, devoir, pouvoir, avoir à l’habiter, continuer de se constituer en tant que personne avec ces autres signes, l’avoir comme partie de soi sur le versant incarné, proche du corps, par la symbolique, du langage.

Ainsi, peut-on dire qu’on laisse ainsi la langue, une langue, ma langue, « ailleurs », lorsqu’on part de son pays de langue maternelle, et pas seulement ; ça descend d’un cran, même, dans ce qu’on laisse ailleurs, derrière soi ; on laisse le dessin, son dessin, le dessin de ses lettres, mon alphabet. Si le dessin est la première relation de soi à soi vers le monde, quand on « dessine » les lettres, c’est avant ce saut quantique de l’esprit qui pousse et passe à les « écrire »,

Tu traces les lettres ; et puis un jour : Ah oui, ça c’est bien « écrit. »

Quand on les dessine, il y a encore plus, différemment sans doute, de son corps et de soi, de soi en son corps, dans ce qu’on y met au monde. Comme l’enfant habillée d’une lettre, certes, et lorsque l’alphabet change c’est habillée qu’elle était de son dessin.

Le dessin est un geste d’abstraction première qui est une strate antérieure de sa constitution. Un cran plus en deçà dans le psychique, dans les archaïsmes du corps et de sa pensée.

Lorsqu’une personne née ailleurs  vivant en France dit : « Je suis toujours ailleurs », se définissant ainsi, l’ayant été par d’autres, où est le point relatif ? Ailleurs que là où elle vit ? Ou ailleurs que là d’où elle vient ?

Si dans l’absolu, ou dans le rêve, on (r)apatriait l’alphabet cyrillique « ailleurs » que dans les pays qui en ont l’usage, cette personne ou une autre, dans le même cas, de cette origine, serait-elle davantage « chez elle » un peu partout ?

Bien sûr on n’a pas de réponse ; on ne sait même pas s’il en existe. Cette question, même un peu folle, mérite peut-être, sans doute, d’être au moins posée si on cherche comment faire en sorte que des personnes se trouvent, se ressentent, un peu plus chez elles quand elles vivent le fait de ne pas y être, d’avoir dû ou choisi de quitter.

« Je suis chez moi là où je me sens accueillie », dit la philosophe Barbara Cassin (La nostalgie, éd Autrement, mars 2013.) Être chez soi, se sentir chez soi : ça relève de l’accueil. I have a dream, j’ai le rêve d’une langue vivante mi-écriture mi-dessin qui accueillerait partout.

Elle poserait les bases nécessaires et suffisantes, l’essence d’une universalité de pictos et symboles telle que, dans son usage et sa réception, son émission et son écoute, son écriture et sa lecture, sa simplicité ouvrirait la porte à tout être humain à être bien, se sentir chez soi, sans utilité de mots comme racisme, colonisation, expulsion, intégration, dans une dimension de l’esprit commune à tous et accessible, par l’outil numérique, partout dans le monde.

Nous avons déjà une amie ici, dans ce lieu, en la personne de Warja Lavater. Qui d’autre ?

 

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