Brzezany

de Catherine Epstein

Halina décide qu’elle ira couper l’herbe elle-même car sa fille a trop à faire aujourd’hui pour prendre le temps d’y aller. C’est la mi-juin, ces longues journées qui précèdent l’arrivée de l’été. La fin d’après-midi est grise et venteuse. Halina se sent fatiguée, les jambes lourdes à cause de la chaleur. Le chemin est long pour grimper jusqu’au promontoire qui domine la ville. Les gosses jouent au foot en piaillant sur le terrain en contrebas, juste avant d’y parvenir.

Nous sommes arrivés par un chemin de terre qui mène en haut du promontoire qui domine la ville de Brzezany. Une fois la voiture garée, nous marchons le long d’un stade de foot où jouent des gamins qui piaillent. Après le stade, nous débouchons sur une vaste étendue herbeuse qui semble vide. Au bout, un bouquet d’arbres au feuillage vert un peu gris appelle le regard.
Nous avançons difficilement dans l’herbe et les chardons hauts. Quelques pierres grises gisent en contrebas. Wladislav ne dit rien. Pas d’enceinte, pas de murs, pas d’espace clos, des herbes hautes en tous sens, rien ne laisse imaginer l’endroit où nous sommes. Les gamins continuent à crier sur le stade, comme des insectes tourmentés par la chaleur. Arrivés au bosquet, nous tentons de déchiffrer les inscriptions portées sur un monument commémoratif.
Ecriture hébraïque, impossible de lire et de comprendre. Ici se trouve le vieux cimetière juif nous explique Wladislav. Des fusillades et des massacres ont été perpétrés en 1943 sous l’occupation allemande. Nous nous obligeons au recueillement, puisque nous nous trouvons sur le lieu du vieux cimetière qui a servi de théâtre à des exécutions sommaires. Nous passons le long de quelques stèles funéraires en pierre grise. La plupart d’entre elles sont cassées et couchées sur le sol, à même l’herbe. Nous revenons pensifs et comme enfermés en nous-même.

Halina vient ici quasiment tous les jours pour couper de l’herbe, sa fille n’a jamais le temps de le faire. Personne ne monte jamais au cimetière abandonné. Elle se souvient de ce qui s’est passé ici en juillet 1943. La communauté juive était très importante avant la guerre. Les Allemands ont rassemblé les derniers Juifs vivants. Ils les ont emmenés sur le promontoire et les ont tous fusillés. De jeunes Ukrainiens réquisitionnés pour la circonstance ont creusé une fosse commune et y ont charrié les corps. Ces images lui reviennent souvent en mémoire quand elle se rend sur le promontoire. Tous les Juifs sont morts, il n’y a pas de descendants et personne ne vient plus dans le cimetière. Les tombes sont abandonnées, cassées, couchées dans l’herbe.

Aujourd’hui justement, elle voit arriver trois personnes sur le promontoire. Deux hommes et une femme. Ils ne semblent pas être d’ici. Ils avancent dans l’herbe en direction du bosquet. Il s’agit sans doute de juifs étrangers venus en pèlerinage dans le vieux cimetière. Personne ne l’a vue car elle est un peu en contrebas, là où l’herbe est la plus haute.
Que vont penser ces gens venus se recueillir ici ? Que pensent ils d’ailleurs des Ukrainiens ? Doit-elle se sentir coupable de venir « faire de l’herbe » dans un cimetière ? En même temps, elle est ici chez elle, elle y habite depuis qu’elle est née. Les Juifs n’étaient que des intrus, ils possédaient les plus belles maisons. Elle est pauvre, elle est une paysanne. Ce qui s’est passé est triste, mais elle n’y est pour rien.

Sortie d’on ne sait où, nous ne l’avions pas repérée lors de notre premier passage, une vieille femme se dirige vers nous d’une démarche à la fois hésitante et pesante. Ses jambes nues dans de vieux chaussons sont abîmées, avec des croûtes brunes sur les tibias. Sa jupe assez longue et son fichu fleuri lui donnent cet aspect typique des vieilles paysannes ukrainiennes. Elle me regarde avec insistance de ses yeux très bleus. Pourquoi me parle t’elle avec un air à la fois de crainte, de soumission et de fierté ? J’étais dans mon recueillement intérieur et cette vieille femme veut savoir quelque chose. Wladislav me traduit la question : peut-elle couper de l’herbe pour ses lapins ? Elle porte sur l’épaule un sac de jute bourré d’herbes coupées. Elle me semble belle dans sa vieillesse avec son regard suppliant et fier, sa peau claire tannée par le soleil et son fichu fleuri sur le front. Elle éclaire brutalement par sa question des centaines d’années d’histoire, cette histoire morte qui ne dit plus rien et que je suis venue chercher dans ce lieu silencieux et vide. Sa question incroyable m’est adressée alors que je ne suis rien ici, en visite seulement pour une heure, dans un cimetière abandonné de tous, où plus personne ne vient pleurer ses morts. Cette femme au beau regard vit ici depuis son enfance, elle est très pauvre, elle a besoin de couper l’herbe pour nourrir ses lapins, elle vient sans doute tous les jours, elle reviendra demain et les jours suivants encore.

Halina ne sait pas pourquoi, elle s’approche d’eux et regarde la femme. Elle lui demande alors si elle peut couper de l’herbe pour ses lapins. Pourquoi est-elle venue lui poser cette question, elle se comporte comme si elle était une petite fille en face de sa maîtresse ou de sa patronne. La femme ne parle sans doute pas l’ukrainien car un des hommes lui traduit la question dans une langue qu’Halina ne comprend pas. Pas en polonais, il y avait beaucoup de Polonais ici et elle comprend les mots simples. La femme a les yeux bleus. Elle ne ressemble pas du tout aux juifs qui vivaient ici. Elle regarde Halina avec insistance. Elle ne semble pas être en terrain conquis. Elle semble hésiter pour répondre.

Cette vieille Ukrainienne ressent-elle une culpabilité, un sentiment sacrilège d’utiliser ce lieu sacré pour nourrir des lapins ? Je me sens libérée par cette apparition, la vie continue telle qu’elle a toujours été, avec ses conflits nécessaires entre ce qui est permis et ce qui est interdit, avec la mémoire de l’antagonisme ancestral entre communautés. C’est comme si brutalement la mémoire s’était mise à parler par la voix de cette femme.

Je m’étonne moi-même quand je m’entends lui répondre qu’il n’y a aucun problème, comme si j’étais mandatée par les morts pour parler à leur place alors que je ne suis ici que de passage.

Elle s’éloigne la serpe à la main, le sac sur l’épaule.

C’est bien se dit Halina. La prochaine fois, elle regardera si il y a quelqu’un dans le cimetière avant de commencer à couper l’herbe.

Un vol d’étourneaux se pose à la cime des arbres, petites taches sombres à reflets métalliques sur un ciel de plomb.

« J'aime l'allure poétique, à sauts et à gambades ; c'est un art (...) » Michel de Montaigne

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