Paroles gelées

de Lydie Taïeb

La parole devient chair, c’est bien connu. La parole se glace et s’incarne. Telle mère à son enfant « timide tu seras mon petit bout de chou » et l’enfant grandit et parvenu à l’âge adulte lorsqu’on le croise, on croit rencontrer une petite boule verte, le cœur palpitant sous la finesse de sa peau, les pieds qui s’embrassent, noués entre eux comme une racine.

Les mots ont besoin de substance à laquelle se raccrocher et jamais ne sont énoncés sans devenir ongles, peau, dents, cheveux. Ainsi le mot pianiste vient-il se loger tout au bout des doigts. S’approcher d’un tel mot en bas âge, c’est courir le risque de n’être plus que deux longues mains d’or sur fond noir et blanc.

La glaciation des mots est une opération complexe et lente. Le mot doit s’ouvrir, prendre sens puis mourir en se faisant chair. Il se fige alors en colorant parfois la peau ou la contractant par endroit. Ainsi cet homme très grand, dans ses trapèzes, à la jonction de son cou et de ses épaules, la morsure froide de sa peur qui griffe ses muscles tendus. Ou bien cette demoiselle à la peau intégralement rose du bout des doigts de pied à la racine des cheveux, à qui on a demandé surtout de se tenir droite et de rester légère comme ces fleurs aux couleurs immuables.

Un homme qui aurait un cœur à droite dans son thorax y loge également quelques mots âcres et piquants, quelques phrases de contestations gelées. Un homme bossu exhibe sa colline, faite d’un entassement de mots mystérieux mais fourbes, aimant à hiberner sous la chaleur de la peau.

Un dos normalement constitué c’est-à-dire présentant deux légères courbes est pavé de mots harmonieux, tel architecture, souplesse, légèreté. Une forte cambrure loge un de ces mots insistants qui fous d’un désir inassouvi fait son travail avec entrain.

Parfois ces mots gèlent là même d’où ils sont censés jaillir : la gorge s’obstrue, étranglée par une logorrhée mesquine et tyrannique qui empêche à l’être de pouvoir à son tour rendre le bon mot. On dit d’un tel qu’il porte une écharpe de mots tueurs.

Toutes nos cellules sont des morceaux de mots éparpillés dans le corps qui tissent une phrase si longue qu’il faudrait une infinité de vie pour l’énoncer en entier.

Une idée reçue veut que le mot brûle. Il n’en est rien même si la sensation initiale peut s’apparenter à une chaleur, le processus d’incarnation qui débute par une coulée sonore, qui s’immobilise dans la chair, refroidit au gré du labeur du temps.

Les artères elles-mêmes sont des parois faites de mots très proches les uns des autres afin de canaliser le sang, des mots comme Amouramouramour.

Un pied n’est rien d’autre qu’un mot vagabond. Un sourire, quant à lui, en dit long. Quelques phrases bien ventrues le gonfleront tandis qu’un manque de parole l’affinera sûrement.

Les mots ne sont pas à prendre à la légère. Car tous finissent par sculpter notre humeur.

Nous baignons dans un océan de mots qui selon l’intonation pétrira nos muscles, graisses, os de telle ou telle façon.

Les points d’interrogation rabotent la chair de leur faucille entêtée, tandis qu’un point d’exclamation, comme le dard d’une abeille provoque une sensation très localisée. Trois points de suspension créent une zone incertaine, qui n’a pas la certitude d’être matérialisée un jour, une vapeur de chair.

Ainsi, l’hiver des mots s’inscrit dans le corps et jamais ne s’arrête, saison unique de nos transformations.

« — D'où vient la Muse ? Qu'est-ce qui m'aMuse ? »

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