Les planches du docteur Caron

de Françoise Grunberg

Hier, je suis retournée chez le docteur Caron. La planche de l’étagère au-dessus de son bureau était encore de travers. Chaque fois que je vais chez lui, cette étagère me perturbe. J’oublie mes maux. Peut-être le fait-il exprès, de laisser cette planche comme ça. Pour m’éprouver. Pour me distraire de mes maux. Pour voir si mes maux sont sérieux. Je vois bien qu’il s’interroge. Il se dit : Elle n’est pas aussi mal qu’elle le prétend. C’était la troisième fois que je venais le voir depuis le 10 juin. Un médecin est content d’avoir des visites. Mais quelqu’un comme moi, qui revient si souvent, c’est décourageant. Quelque part, c’est un échec. Ou alors il se dit Qu’est-ce qu’elle me veut ? Je ne suis peut-être pas son genre. J’ai bien vu, hier, que son sourire était un peu forcé. Pas accueillant, comme au début. Presque distant. Les deux fois où je suis venue, la semaine dernière, il a pris mon pouls, ma tension. Moi, je regardais la planche. Il a dit Tout est normal. Oui, il a dit Normal. Mais hier, il a reconnu qu’il fallait faire des examens. Il m’a envoyée à Saint Paul. Ils sont très bien, à Saint Paul. Il a dit Revenez demain matin, je vous prendrai entre deux patients. Il a dit ça presque à voix basse. Il avait l’air fatigué. C’est un homme assez jeune. Un sportif. Pas bricoleur. Ses bras sont comme rentrés dans ses manches. Il joue sûrement au tennis. Ses lunettes doivent le gêner pour courir. Est-ce qu’il la voit, au moins, cette planche, de travers ? Est-ce qu’il voit ses livres qui glissent vers la droite ? Je pourrais la lui remettre en place. Je sais faire ça. J’en ai parlé à Julie, hier, au téléphone. Elle est allée chez lui en avril. Elle n’a rien remarqué. Pourtant, en avril, la planche était déjà de travers. C’est étonnant, de sa part, elle, si sensible au cadre de vie. Elle devait avoir la tête ailleurs. Ça lui arrive quelquefois. Ça arrive à tout le monde. Ce qui l’étonne, c’est que j’aille si souvent chez le médecin. C’est ce qu’elle dit. Mais c’est parce qu’il ne trouve pas ce que j’ai du premier coup. Au moins, il ne fait pas de diagnostic à la hâte. Julie, elle, ne va pas chez lui plus d’une fois par an. Elle est toujours en pleine forme. Il n’y a qu’à la regarder monter les escaliers. Ah, si j’avais la santé de Julie ! Je serais plus à l’aise à mon travail. Je pourrais pratiquer un sport, manger de tout, fumer. Julie va à la piscine deux fois par semaine. Ça ne lui donne pas mal à la gorge. Un verre de vin ne la rend pas malade. Je lui ai dit, à Julie, au téléphone, Tu vois, cette planche, ça me fait hésiter. Je pourrais aller voir quelqu’un d’autre. Il suffirait de mettre une vis. C’est l’affaire d’un quart d’heure. Le temps d’enlever les livres et de les remettre. La vis, ce n’est rien. Il arriverait à son cabinet un peu en avance. Ou bien il décalerait ses premiers rendez-vous. Bien sûr, s’il n’a pas chez lui la bonne vis, il faudra qu’il aille dans une quincaillerie. Les vis se vendent par boîtes de dix. Mais où trouver une quincaillerie dans ce quartier ? Je ne me plains pas de la disparition des petits commerces. J’aime les grandes surfaces. Me perdre dans les rayons. Pardon, Madame, les vis ? Bonjour, demandez au 14, on vous renseignera. Il aura bien un vieux tourne-vis. Mais pas d’équerre. Sans équerre, ça ne sera pas si facile. Finalement, un quart d’heure, c’est un peu juste. Il vaudrait mieux qu’il s’occupe de son étagère en fin de journée, après les visites. Le matin, dans la salle d’attente, on pourrait s’impatienter. J’ai toujours un livre avec moi. Je ne lis pas les magazines. Ils m’ennuient. Mais je n’aime pas attendre. Julie croyait que j’avais l’intention de lui en parler, au docteur Caron, de son étagère. Non. Ce serait déplacé. J’ai vu, le mois dernier, quand je lui ai parlé de la plante desséchée, sur son bureau, comme il s’est retranché derrière ses lunettes. Chez le docteur Gurevitch, lorsque j’étais enfant, la salle d’attente était pleine de plantes. Quand j’arrivais dans son bureau, accompagnée par ma mère, il m’offrait des buvards avec des réclames pour des médicaments. Ma mère le trouvait trop gentil avec moi, et d’une patience, d’une patience. Il devait avoir à peu près son âge. Elle disait qu’il m’aurait passé tous mes caprices. Je ne sais pas de quoi elle parlait. Le docteur Caron aussi, est patient, c’est vrai. Mais quand c’est fini, c’est fini. Il m’expédie avant que j’aie eu le temps de ranger mon chéquier. Il ouvre la porte, me serre la main. Souvent, je sors avec mes vêtements sur le bras. Hier, j’avais oublié mon parapluie. Je ne suis pas retournée le chercher. Puisque je devais passer ce matin. Je n’ai pas voulu le déranger. A Saint Paul, mes résultats étaient prêts à 11 heures. A 11heures 30, j’étais chez lui. En entrant, j’ai tout de suite remarqué, en regardant l’étagère, qu’une deuxième planche était déplacée.

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