Le vendredi c’est harengs pommes de terre

de Luc Papot

« 24 années de mariage, 24 années de crédit et demain, c’est fini : la dernière échéance » se dit Bernard, qui, les mains sur les hanches, regarde son petit pavillon de banlieue.

Bernard donne un énergique coup de pédale pour démarrer son vélomoteur. D’un regard machinal, il vérifie que la sacoche contenant son repas de midi est bien fermée. Pendant les vingt minutes de trajet qui lui sont quotidiennement, matin et soir, nécessaires pour aller à son travail, Bernard mesure l’abnégation qu’il lui a fallu pour arriver au terme de ce crédit.

Comme à l’accoutumée, avant de passer le portail de l’usine, il fait halte « Chez Rémi », le bistrot situé juste en face, pour son café-rhum de début de journée. «Dis, Rémi, le jardin va me donner plus de pommes de terre que ce que j’en aurais besoin. avec Solange, bien sûr. ça t’intéresse ?» Rémi s’étonne : depuis toutes ces années, c’est bien la première fois que Bernard aura trop de pommes de terre !

Solange est. bougonne ce matin ; elle qui d’habitude a toujours quelque chose à dire, eh bien, ce matin, elle est quasi muette ! Comme depuis tant d’années, elle a tout de même préparé le panier de son mari : une série de geste automatiques, rodés, presque usés. sauf que ce matin, elle a renversé le petit quart de vin rouge qu’elle venait de remplir au cubitainer. En un instant, cela l’a transformée en une véritable furie. c’est le chat qui a trinqué et qui s’est fait mettre à la porte vigoureusement.

Aujourd’hui, c’est le jour des accoudoirs. Bernard, depuis vingt-huit ans, est ouvrier des Etablissements Lalande, fabricant de fauteuils roulants depuis plus de quatre vingt ans. Au début, il montait les rayons des roues ; ensuite, il est passé au montage des châssis, mais depuis qu’il s ‘est fait son tour de rein, il ne peut plus travailler debout, alors, il est revenu au montage des accoudoirs, un jour sur deux, et des appui-têtes l’autre jour. Bernard préfère les appui-têtes ; les accoudoirs, il y en a toujours qui se montent mal et se mettent à vibrer ! le temps de repérer le rivet défaillant, le faire sauter et le remplacer par un nouveau correctement installé, «c’est le double de temps qu’il faut !»

Pour se changer les idées, Solange allume la télé. Elle se retourne et aperçoit la pile de linge de Mme Gentil. «Pendant quelques temps, je peux faire un peu de repassage au noir, cela mettra du beurre dans les épinards» avait-elle proposé, lorsqu’au début, les traites de la maison étaient dures à payer. Ah, si son mari avait accepté de reprendre la boulangerie de son père, elle n’en serait pas là aujourd’hui. «Zut, trop chaud», le chemisier de Mme Gentil n’a pas résisté !

Bernard, d’un geste devenu naturel, tapote le bout de sa Gauloise sur le revers de sa main. La pause de la matinée va tirer à sa fin : un sandwich aux rillettes, un verre de Muscadet et une cigarette, bientôt, la sirène va annoncer la reprise du travail.

«Trois enfants comme Mme Gentil, ça fait beaucoup» pense Solange, mais deux, cela aurait été bien. un garçon et une fille. même qu’un seul enfant, cela aurait toujours été mieux. mais son mari a toujours refusé «que cela ne se fasse pas comme la nature le veut».

Mme Gentil va peut-être passer plus tôt aujourd’hui pour récupérer son linge : demain, avec son mari, ils partent voir leur fils aîné qui vient de s’installer dans le nord. Solange regarde l’escalier qui monte vers les mansardes qui attendent depuis vingt-quatre ans d’être transformées en chambres d’enfant.

Quatre cent quarante huit accoudoirs : dans quelques minutes, la sirène annoncera la fin de la matinée de travail ; Bernard est satisfait, c’est une bonne dizaine de plus que d’habitude.

«Non, le chat ne mérite pas ça.». Solange jette à la poubelle les restes du plat de harengs-pommes de terre qu’elle a préparé ce matin pour le repas de son mari. Elle se rappelle que cette fois, Mme Gentil lui a demandé de venir lui rapporter le linge repassé.

Bernard, comme chaque jour, prend place à la table du fond du réfectoire de l’entreprise. Il installe son assiette, son verre, pose son quart de vin rouge à droite, et sa demi baguette à gauche. Le vendredi, sa femme lui prépare toujours un plat de harengs-pommes de terre.

Dès la première bouchée, il remarque quelque chose : les harengs n’ont pas le même goût que d’habitude.

Solange pose le linge juste repassé sur le siège passager de leur vieille Renault 5. Elle regarde l’heure. 12:05, c’est l’heure de la pause repas à l’usine : un léger sourire, le premier de la journée, elle semble presque heureuse, en tout cas soulagée.

Clignotant à droite, elle s’engage dans la rue qui descend vers le fleuve en crue.

Sa mâchoire se crispe. Bernard vient d’avaler la bouchée de harengs-pommes de terre. Il fronce les sourcils : « J’ai bien fait, hier soir, de ne pas remettre l’écrou de la pédale de frein ».

« J'aime l'allure poétique, à sauts et à gambades ; c'est un art (...) » Michel de Montaigne

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