Gris

de Caroline René-Debon

Comme chaque jour, la vieille remonte les six étages de l’escalier de service. Son sac à provision est lourd, plein des pavés qu’elle ramasse au gré de ses promenades. Inlassablement, elle traîne avec ses cabas dans la ville. Aujourd’hui, comme la pluie, elle a cessé de pleurer. Cela fait longtemps déjà… Mais le ciel reste gris. Ses yeux sont éteints, ses yeux sont ailleurs. Ses souliers crevés grimpent les marches. Ses doigts sales sortent des mitaines. Elle s’agrippe à la rampe. Elle monte, la vieille. Les pavés cognent les marches, une à une. L’essoufflement lui fait tourner la tête : elle arrive. Elle pousse la porte et entend le roucoulement bienheureux.

Dans sa mansarde vivent les pigeons ; les bêtes à nourrir et à chérir. Les volatiles se pressent les uns contre les autres sur les étagères. Ils vont et viennent par la fenêtre du toit, qui n’est jamais fermée. Leurs battements d’aile remuent l’air poussiéreux. La vieille s’assoit sur son matelas. Elle enfonce ses mains dans les poches de son pardessus et dégage une gerbe de grains qui attire immédiatement une masse plumeuse au milieu de la pièce. Elle attrape l’un de ces animaux fragiles et doux. Elle le caresse de ses doigts tordus. La petite chose est onctueuse, chaude dans sa main. La vieille se racle la gorge et crache. Elle mélange ses miasmes à leurs chiures.

Alors elle l’appelle, et la petite fille arrive. La vieille marmonne « le monde m’appartient : je suis son déchet » « c’est bien fait. Ils m’ont tous laissée. Mes parents, mes enfants, même lui, mon aimé. Tu verras, plus tard, tu t’enfuiras par amour. Tu partiras pour l’épouser. Il te soignera quand tu seras malade. Il lavera tes vêtements. Il te donnera ces enfants, puis, sans prévenir, il mourra. Et tout t’abandonnera, sauf la vie. Les femmes de tes fils te maudiront. Pique-assiette. Tu voudras un travail, mais la maladie te tordra les mains. On se moquera de toi. La sans-gêne. Tes enfants auront honte. Les gens, ils te montreront du doigt. Mais tu apprendras à sourire de leur mépris. Tu apprendras ça, petite. Mendie toujours avec fierté. Comme si tu leur faisais l’honneur. Ne compte sur personne. Tu verras après, la ville est accueillante, ses trottoirs, ses immeubles, ses halls de gare… Toujours quelque chose de bon à prendre ici. Au début les gens te regarderont, tu leur feras pitié. Puis après, ils ne te verront même plus. Certaines fois, tu seras tellement riche ; tu leur riras au nez. Ils n’oseront plus t’approcher. Tu seras chez toi dans la ville de ton royaume… Et puis, tu n’es pas seule dans la ville, il y a les bêtes. Une fois que tu auras appris à vivre comme elles…  » Une lueur passe dans les yeux de la vieille.
Elle se gratte la tête, ses cheveux sont des boules de poussière qui parsèment son crâne. Elle ne prend pas garde aux remuements intempestifs. Douloureusement, elle lève son gros corps du matelas, l’amoncellement de créatures qui se disputent les graines restantes s’éparpille. Elle atteint son sac a provision. De ses dix doigts crochus par l’arthrite, elle attrape un pavé encore mouillé. Elle se retourne et vient le déposer sur l’amas de pierres qui s’entassent déjà au-dessous de la fenêtre. Ainsi, elle vide son cabas. Dans la pièce, un monticule de pavés s’élève au milieu d’une marée vivante. Parmi eux, la vielle bâtit.  » Tous les jours, je les ramène, les pavés, tu entends, tous les jours. C’est qu’il en faut pour le construire mon escalier ». Tous les jours, la vieille remonte ses paquets d’espoir et d’amertume.  » Et elles chient dessus, les sales bêtes « . D’un coup de pied, elle envoie valdinguer l’un des volatiles.

Les pavés s’amoncellent. Les oiseaux les maculent de leurs fientes. Les jours défilent sous les yeux d’une petite fille qui n’existe pas.  » Il ne faut pas que tu aies peur quand je te laisserai. Il fait jamais noir ici. La fenêtre est toujours ouverte. Tu vois là haut c’est le ciel, il est sombre… C’est les nuages qui s’en vont pas. Tu laisseras bien ouvert, hein, c’est pour les bêtes. Faut jamais fermer. Jamais « . Inlassablement, la vieille empile les marches de son escalier. Elle ne se laisse pas distraire par le va-et-vient des oiseaux. Elle vise la lucarne, la vieille.

« T'occupe pas, donne-moi du nougat ! » Brigitte Fontaine

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