Deux soeurs

de Catherine Epstein

Il attend un convoi de banlieue, l’un de ces impressionnants double decks dont on imagine qu’ils pourraient traverser, blindés, la Russie à la poursuite des derniers suppôts du Tsar.
Il, c’est Maurice, un cheminot bien Français des années 50. Les camarades du parti l’appellent Momo, ce qu’il n’apprécie guère. Maurice Blanchet vit avec sa femme, Gilberte, à La Ferté Gaucher, Seine-et-Marne.
Maurice possède un secret et ne l’avoue guère. Il aime lire les nouvelles de Tchékhov, un auteur d’avant la Révolution bolchevique. C’est assez surprenant pour un militant communiste qui travaille au chemin de fer. Il se délecte avec « La Dame au petit chien » qui se passe au bord de la Mer Noire et il apprécie aussi le théâtre avec « Les trois sœurs ».

Ce matin là, il se réveille brutalement. La lumière du jour emplit déjà la chambre. Sa femme n’est pas à ses côtés. C’est la première fois depuis vingt quatre ans de mariage.

Il se souvient alors qu’il s’appelle Fiodor Vassilievitch, chef de gare à Korsakovsk. Sa vie monotone consiste à regarder passer les trains et à voir, jour après jour, Laryssa vieillir sans lui donner d’enfants. Tous les soirs, il se réfugie dans la vodka pour préparer ses sommeils sans rêves.
Laryssa attend la visite de sa sœur Natalia qui arrive de Moscou pour passer quelques jours à Korsakovsk. Fiodor, contrarié par cette visite qui vient rompre l’ordonnancement immuable de son existence, décrète qu’il ne lui adressera pas la parole pour éviter qu’elle ne s’incruste à Korsakovsk. Le 3 février 1898, Natalia arrive par l’express 351 en provenance de Moscou.
Natalia descend du train avec précaution à cause du givre qui recouvre le marchepied. Elle porte avec grâce une longue robe en ottoman bleu qui masque à peine une cheville chaussée d’une bottine noire à boutons. Vision de ce pied fin revêtu de daim noir qui se découpe sur les mailles métalliques du marchepied couvert de givre… Fiodor observe le court mantelet violine à parements de fourrure noire, – à la mode de Moscou – pense t’il, la discrète coiffe et surtout le visage à l’ovale parfait. Cette peau claire et rosée, ce regard modeste, ces petites dents pointues et blanches masquent sans doute une grande indépendance d’esprit.
Fiodor Vassilievitch se défend d’un sentiment inconnu de lui. Il se sent investi d’une mission vis-à-vis de cette femme qui lui apparaît comme une sorte d’ange descendu du ciel. Apparition proche de l’icône d’une jeune femme découpant sa silhouette gracile sur le noir métal glacé de l’express de Moscou.
Natalia vient pour la première fois à Korsakovsk pour résoudre une question d’argent avec Laryssa. Elle compte bien repartir, aussitôt ses affaires réglées. Elle s’aperçoit immédiatement de l’effet qu’elle produit sur Fiodor, elle a l’habitude du regard des hommes sur sa beauté claire et modeste. Elle décide intérieurement d’en jouer, cela peut servir ses desseins d’argent vis-à-vis de sa sœur.
Laryssa sait que sa sœur est une femme de petite vertu. Elle connaît le caractère noir de Natalia parce qu’elle lui ressemble, sans en posséder les charmes extérieurs. Elle perce tout de suite à jour les intentions de Natalia et découvre avec effroi l’état dans lequel se trouve déjà Fiodor.
Plus tard, enfermées dans la cuisine, les deux sœurs sont assises près de la longue table de bois. Elles échangent des propos cinglants. Natalia a quitté son manteau et ses épaules tremblent de fureur dans la robe bleue. Laryssa, le visage tranchant alors que celui de sa sœur exprime la douceur, tempête sans que Fiodor puisse comprendre avec précision la teneur de leurs propos. Quelques bribes malgré tout s’échappent, ponctuées d’un rictus odieux que Fiodor aperçoit au travers de la porte à carreaux dépolis. « Mon argent, articule Natalia ; – Pourquoi, serait-elle dans le besoin ? – » se dit-il, « Toutes ces roubles, plus de dix mille, tu peux partir avec… », « Je ne suis pas venue jusqu’ici pour entendre de tels mensonges », « Quels mensonges, pourquoi Laryssa ment-elle » pense t’il, « Je préfère que tu décampes au plus vite », « Je ne suis pas venue ici pour çà… ». Fiodor tremble intérieurement. Une grosse somme d’argent, plus de dix mille roubles traîne quelque part. Qui a cet argent en poche, Natalia, Laryssa ? Fiodor frémit, dans un grand état de trouble intérieur…

Plus tard dans la soirée, Laryssa est partie se coucher, épuisée affirme t’elle par ces conversations inutiles qui lui rappellent trop son enfance. Natalia a sorti de son sac un petit ouvrage d’aiguille et garde les yeux baissés, petites paupières diaphanes veinées de bleu. Fiodor est assis dans le grand fauteuil, une légère odeur de viande grillée plane dans la pièce. On entend seulement la pluie glaciale tomber sur les voies de chemin de fer muettes pour la nuit. Fiodor a posé ses grosses mains rouges sur son pantalon. Natalia attend.
Fiodor hésite, des brumes lumineuses passent devant ses yeux. Le verre de vodka reste rempli, il n’y touche pas ce soir. Il la regarde. Elle attend sans lever les yeux, l’aiguille traverse le tissu blanc et revient en arrière. Natalia sent Fiodor la regarder, elle entend les flammes qui bruissent et la pluie qui tinte sur les voies. Elle sait qu’il aimerait parler, il n’ose pas, il ne sait pas quels mots employer. Natalia, même si elle garde les yeux baissés, observe Fiodor. Elle sent son impatience contenue, son désir à peine voilé, mais elle sait qu’accélérer les choses serait une erreur. Fiodor remue ses grosses mains qui s’ankylosent, il se lève pour ajouter du bois dans la cheminée. Les flammes l’éclairent, masquant à peine le rouge qui anime son visage. Natalia le regarde, elle sent qu’il va s’approcher d’elle doucement pour ne pas la brusquer…
Il vient vers elle, le regard vague, les grosses mains pendantes le long de son corps. Elle lève les yeux pour croiser son regard et ce qu’elle voit ne correspond plus au Fiodor qu’elle croyait tenir en son pouvoir : ses yeux sont injectés de sang, il paraît comme fou, ayant perdu la raison. Sa main droite tient une hache qu’il élève rapidement et elle voit l’éclair de la flamme briller sur la lame …

On entend un train passer à grande vitesse sans s’arrêter. Maurice s’éveille dans la petite chambre fleurie. Il entend des voix qui se rapprochent dans le couloir. La porte de sa chambre s’ouvre brutalement et il voit Joseph, le secrétaire de la cellule, dans l’encadrement de la porte. Encore dans un demi sommeil, il entend celui ci s’esclaffer en le regardant dans son pyjama bleu ciel à rayures et en saisissant le livre posé sur son chevet : « Alors Maurice, dit Joseph d’une voix cinglante, on rêve encore à de jolies demoiselles à rubans. Tu ferais mieux de laisser tomber ces âneries réactionnaires qui pervertissent ton esprit. Les camarades t’attendent depuis plus d’une heure sur le marché pour la vente de l’Huma. Qu’est ce que tu fous ? Habille toi fissa et rapplique aussi sec ». Des bruits de vaisselle en provenance de la cuisine au rez-de-chaussée parviennent jusqu’à lui. Gilberte est levée depuis longtemps.

Il se redresse, rempli d’un sourire, ouvre la fenêtre de la chambre et regarde la micheline rouge et jaune de 8h36 stationnée sur le quai numéro 4.

« — D'où vient la Muse ? Qu'est-ce qui m'aMuse ? »

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