Défilé

de Nathalie Croizit

D’un coté, les portants qui roulent, les sèche-cheveux, les invectives, les bruissements de tissu sur la peau, les cliquetis des bijoux et, plus que des phrases, des mots : les épingles !?, Ferme les yeux, Bon Dieu ! , Mon blush, aïe ! … On se prépare dans l’effusion, la précipitation et le professionnalisme.
De l’autre, les chaises qu’on tire, les embrassades, les « Ma biche ! , « Honoré », la musique qui enfle, les apartés chuchotés, le papier glacé qui crisse sous les doigts, une respiration sourde et désordonnée.
Le rideau se posait là, entre les deux mondes. Ce n’était pas un de ces épais rideaux rouges des salles de spectacle. C’était un rideau de coton écru comme celui d’une cabine d’essayage. Il y en avait un de chaque coté du corps central qui revêtait, ici, le décor d’un chapiteau de cirque. C’était bigarré, coloré, festif, jouissif. Mais, pour l’instant, personne ne le remarquait.
Ce rideau marque la fin d’un territoire. [C’est d’ici que tout à l’heure le monde de Marc envahirait l’autre.] Marc se tient derrière le rideau et il hésite à y glisser un œil. Ce coup d’œil est capital mais si menaçant à la fois… A cet instant, Marc n’est ni tout à fait lui-même ni tout à fait un autre. C’est un hybride, un hybride des deux mondes.

De sa main droite, il agrippe un pli du tissu et le soulève délicatement. Son cœur se met à battre exagérément. Ils sont là, ils sont au rendez-vous, la salle est pleine à craquer. Il lâche le rideau. L’extrémité de ses doigts est en feu et son corps entier semble se consumer. Il a déjà vécu ça mais, cette fois, c’est différent, comme à chaque fois. Il est seul avec ses émotions. Quelles émotions ? Il n’est pas en état de les nommer. C’est plutôt comme un tsunami de sensations qui le submergent de toute part. Il est border-line, pile à l’endroit où le sol peut s’ouvrir sous nos pieds et nous engloutir.
Marc ! Un bras le sort de sa torpeur. En un instant, il redevient Marc Garglioni et reprend le contrôle des opérations. Sandy, tu es prête ? Silvio, le câblage, c’est bon ? Mélanie, mais qu’est-ce que tu fous là ? Et tes chaussures ; où sont tes chaussures ? Il fait la revue des troupes en criant et en vociférant. La bête est de retour. Pour un peu, elle saccagerait tout. Mais personne n’y fait attention. Chacun sait ce qu’il a à faire et le capharnaüm apparent n’est qu’une illusion. Tout est prêt, ou presque. C’est alors que retentit « Gone away » et tout se fige. Voilà qu’on y est, les jeux sont faits.

De l’autre coté, la salle fait le dos rond, le ronronnement des conversations est happé par la musique qui s’est fait plus insistante. Les invités se sont installés et ils attendent le début des festivités. « Mesdames et messieurs, c’est avec un immense plaisir que je vous présente, ici, ce soir, au Pavillon Dimitriev, la collection printemps/été du talentueux Marc Garglioni. »
L’assemblée retient son souffle, le premier mannequin fait son apparition et la parole se libère : « Oh ! Ah ! » Les apparitions vont maintenant se succéder et ce pauvre rideau n’est plus qu’un élément du décor. Les flashs crépitent, les talons cliquettent, des exclamations fusent. Il n’y a pas assez d’un regard pour capter les couleurs, les reflets, les broderies, le raffinement des tissus, le tomber-parfait d’une coupe, les accessoires indispensables. Tous les pores de la peau s’imprègnent de ces déesses éclatantes de vie.
Un œil, en particulier, est attentif au moindre détail. C’est un œil de grande expérience, un œil avisé et aiguisé, prêt à devenir tranchant à la moindre occasion. Cet œil noyé dans la foule, n’en est pas moins au premier rang. Il a acquis ses lettres de noblesse en se faisant un nom qui résonne sur tout le continent européen. C’est celui de Chloé. Chloé n’est pas une femme comme les autres. Du moins, ce n’est pas en tant que femme qu’elle a ses entrées dans tous les défilés. Chloé est un monstre : son instinct de prédateur la précède dans tous ses déplacements. Chloé, c’est un nom qui fait frissonner. Elle, elle est là, assise, calme. Son visage ne laisse transpercer aucune émotion et pourtant… Tout son être est en émoi, rien ne lui échappe de ce qui se déroule sous les projecteurs. C’est sa vie, toute sa vie, elle fait corps avec la matière, toutes les matières.
Marc n’avait glissé qu’un œil furtif derrière le rideau et il n’y était pas revenu mais il avait eu le temps d’apercevoir Chloé, son sang s’était figé. Aujourd’hui, sa vie ne tenait qu’à un fil, il le savait, il l’acceptait mais il avait peur. Peur d’être dévoré, peur d’être rongé de l’intérieur, peur de Chloé, peur du monde entier.
Il n’a pas le temps de s’appesantir, il a un défilé à mener. Derrière le rideau, il est roi. Il arrange le pli d’un tissu, le galbe d’un sein, la trajectoire d’une mèche. Il faut que tout soit parfait. Ca ne l’était pas, ça ne le serait jamais mais quelle importance ? Ce qui se jouait était d’une toute autre nature. Chloé…

Un soleil déclinant sur un soir d’avril hésite encore entre l’hiver et le printemps, un banc dans le jardin de la demeure familiale… La marre, un nénuphar nu, un poisson rouge. Sur le banc, une jeune fille. Elle a de longs cils qui ombragent son regard troublé. Des fantasmagories, que seul le jeune homme assis à ses pieds peut distinguer, dansent sur son visage. Au loin, les bruits d’une maison qui se prépare au dîner. Il l’observe dans un silence quasi religieux, il ne veut pas rompre le charme. C’est la première fois qu’ils partagent un instant d’intimité. Plus tard, sur une plage, des pieds nus glissent sur des galets. Main dans la main, un couple s’avance. Le soleil vient réchauffer cet amour naissant. Puis, à Rome, un jour où les cloches sonnent, un serment. Le serment de s’aimer toujours. Le serment des amours voués à l’oubli…

La musique de Nino Rota sort Marc de sa rêverie. L’espace d’une seconde, il était hors du temps et voilà que maintenant le compte à rebours lui martèle les oreilles. Face à lui se tient Leïla, elle va faire son troisième passage. Marc la voit pour la première fois. Il la connaît depuis six mois, il en a fait son égérie, sa muse, son mannequin vedette. Ca n’avait pas été sans houle. C’était qui cette fille, elle sortait d’où ? Elle n’avait aucune expérience, il avait donc perdu la tête ? Leïla est là, prête à s’élancer ; dans un geste reflex, il frôle le bout de ses doigts. C’est une révélation. Il sait désormais que tout ira bien. Il ne craint plus ni le bruit ni la fureur ni même le goût amer de l’échec. Leïla est belle. En un tour de main, il avait fait naître le papillon de sa chrysalide. On ne pouvait qu’acquiescer.
Drapée dans cette robe de mousseline vert émeraude, son visage dissimulé sous un voile teinté de sable du désert, elle rayonne comme une mine de diamants. Leïla ne le sait pas. Leïla se sent comme un petit animal fragile pris au piège d’un filet où il est inutile de se débattre. Elle se sent seule et désorientée. Elle flotte au-dessus de ce corps à la démarche sûre et chaloupée qui emmène tout le monde dans son sillage. Elle est éblouissante. C’était tout naturellement que Leïla était devenue mannequin, pourtant ses pas l’avaient d’abord menés ailleurs, à des kilomètres de ce pays de strass et paillettes.
Leïla arrive sur la piste aux étoiles, l’extrémité arrondie du podium où les postures se figent sur pellicules et où la magie s’estompe quand la frêle silhouette se retrouve de dos, prête à s’évanouir. Leïla est donc sur le chemin du retour et le charme s’estompe tandis que sur une autre brillent tous les feux. Chloé voit ce dos si plein de promesses et de rêves perdus. Tout au fonds d’elle-même, à un endroit encore inconnu, quelque chose se brise. Quelque chose d’infime, quelque chose de si ténu que rien ne semble frémir dans l’édifice.

Oui, mais voilà, c’était brisé et c’était aussi irréparable. Sur le podium passent encore d’autres crinolines de tout poil, des robes à faire pâlir les princesses des mille et une nuit. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, on se le prend en pleine gueule. La musique bat dans nos tempes et nos yeux absorbent tout, absolument tout. Quoi que ce soit, c’est entré en nous et ça n’en sortira pas. Ca ira se tapir dans un coin et ça se fera oublier mais ça sera là. La Mariée fatidique va entrer en scène. Dans les contes de fée, jamais elle ne se montre, et pour cause ! La mariée fait son office et, après avoir arraché un bout de sa robe, elle courre en riant chercher l’instigateur de tout ce déferlement. Marc passe alors de l’autre coté, le coté des mains que l’on frappe. Il avance seul au milieu de ses créations. C’est l’euphorie générale : on respire, on rit, on se congratule. Marc est heureux, il croise le regard de Leïla, il cherche un autre regard. Au premier rang, une place reste vide.

Apartés :

La pièce qui se joue ici, ce soir, est une mascarade. Une grande mascarade où chacun va jouer son rôle à la perfection. Marc, en Monsieur Loyal, va battre le pouls de ces âmes toutes dévouées au culte de la mode. Chloé, en tigre de Sibérie, aussi rare que sauvage, vous fera frémir. Leïla, en écuyère, légère comme le vent et voltigeuse émérite, vous subjuguera.

Marc n’avait rien pressenti du malaise de Chloé. Leïla ne savait rien d’autre de Marc que les mots techniques qu’il posait sur sa peau. Chloé n’imaginait pas à quel point cette fille pourrait la blesser. Leïla ne faisait que son métier. Marc avait été troublé par Leïla. Chloé savait que Marc l’avait vue, du moins l’espérait-elle. Marc et Chloé ne se doutaient pas que leur histoire, qui appartenait pourtant au passé, aurait une incidence aussi forte sur leur avenir. Leïla ne se doutait de rien, ce qui était sûr c’est qu’elle était promise à un grand avenir.

« J'aime l'allure poétique, à sauts et à gambades ; c'est un art (...) » Michel de Montaigne

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