Rive de Silence

d’Alain Parquet

Ce soir, Laurent a invité ses amis pour fêter son anniversaire à Senlis, dans une cave gothique louée pour l’occasion. Maintenant, il est minuit et demi, les portes sont closes, et tous les invités sont rassemblés dehors en une petite foule animée et bruyante. Quelques-uns vont continuer de s’amuser ailleurs, mais Frédéric ne les connaît pas. Pour lui, la fête est finie, il doit rentrer à Paris. Il propose à une amie de Laurent, Aurélia, de la raccompagner chez elle en voiture. Tout à l’heure, avec elle, il a échangé quelques mots et il lui a offert une coupe de champagne.

– Oui, pourquoi pas…, répond-elle. J’habite à Pont-Sainte-Maxence, dans une maison au bord de l’eau, ajoute-t-elle quelques instants plus tard.

Ils marchent côte à côte, d’un pas modéré, sans troubler la paix nocturne des petites rues pavées de Senlis éclairées par une lumière jaune. Heureuse de l’opportunité qu’il lui a offerte, elle goûte ces instants qui prolongent maintenant sa soirée d’un plaisir imprévu.

Sur la route, il se souvient tout à coup qu’il n’y a presque plus d’essence dans le réservoir. A l’entrée de la forêt d’Halatte, qu’ils doivent traverser pendant une dizaine de kilomètres, il s’arrête sur le bas côté pour en aviser Aurélia. Très embarrassé, il lui montre le petit voyant en forme de pompe à essence qui, entre Paris et Senlis, a commencé à clignoter vers la Chapelle-en-Serval, ou peut-être avant Survilliers. Un sentiment de confusion l’envahit, mais elle ne semble pas soupçonner de coup monté de sa part, et ne lui tient pas rigueur de sa distraction. A demi apaisé, il examine avec elle la situation. Faut-il prendre le risque de tomber en panne sèche au milieu de la forêt ? Que faire ? Ils gardent un moment de silence.

– Nous pouvons nous tutoyer, propose-t-il.
– Bien sûr, dit-elle immédiatement.

Il regarde la route qui continue droit devant eux, éclairée par les phares. Et il commence à chercher un sujet de conversation. Dans un lieu aussi désert, il devrait bien distraire sa compagne de route. Mais, plutôt que de ressasser des lieux communs sur la politique, les prix littéraires, le temps qu’il fera demain, il juge préférable de ne rien dire. Aurélia, quant à elle, ne semble pas gênée par son silence. Sans la regarder, il entreprend de la décrire. Elle est brune, elle a noué ses cheveux en un petit chignon sur la nuque. Sa bouche est très sensuelle. Elle n’est pas habillée sexy, peut-être ne cherche-t-elle pas à séduire les hommes. Son prénom, peu répandu, est très beau. Enfin, elle ne porte pas de lunettes. Hélas ! Il n’a pas remarqué, pendant la soirée, la couleur de ses yeux.

– Si je téléphonais à Laurent pour qu’il vienne nous chercher ? propose-t-elle soudain.

Et elle engouffre une main dans son sac pour saisir son téléphone portable.

– Non, le réseau ne passe pas ici.

Cette réplique, tout à fait arbitraire puisqu’il n’est encore jamais venu à Senlis, lui a échappé. Aurait-elle été désagréable à Aurélia ? Mais elle n’insiste pas et renonce à son idée. Il est plus intéressant de le regarder d’un oeil discret. Quelques cheveux blancs surnagent dans sa toison épaisse et brune. Sans doute, des plaisanteries existent sur le sujet, mais elle ne les connaît pas… Alors, que dire d’original ? Frédéric ne disant mot non plus, elle observe maintenant les rayons de lune à travers la vitre de sa portière. De son côté il a baissée la sienne, et l’habitacle est envahi par les senteurs de la forêt exhalées après les premières pluies d’automne. Lentement, il prend une longue inspiration, comme pour chercher à s’enivrer d’air pur.

Aurélia serait-elle d’origine proche orientale ? Par principe, il ne pose aucune question sur l’origine, ni d’ailleurs sur les professions et les lieux de résidence des personnes qu’il rencontre. En cet instant, peu importe de le savoir, il est avec elle, dans ce coin de la planète où, il y a quelques heures, est tombé le jour.

– Alors, Frédéric, que faisons-nous ?

Cette question le surprend, car il s’était installé dans le silence. Et s’était mis à réfléchir intensément. La beauté physique importe peu, seule compte la beauté intime, celle de l’âme… notion malgré tout délicate à définir. Peut-on trouver dans un seul être de quoi nourrir entièrement le corps et l’esprit ? Serait-elle comme une incarnation ?… Mais il ne croit pas en Dieu… Trop de questions l’assaillent ; l’essentiel, pense-t-il résolument, c’est la « beauté intérieure ».

– Tu aimes la musique ? lui demande-t-il.

Le moment semble enfin venu de lui faire partager sa passion, de lui parler de Wagner, de Mozart, de Debussy…

– Oui, j’écoute tous les genres de musique, lui annonce-t-elle comme une révélation importante, ayant oublié sa propre question.

Mais cette dispersion lui apparaît comme un signe prémonitoire de dilettantisme. Touché par la spontanéité de la réponse d’Aurélia, il se dispose néanmoins à revoir son point de vue, devenu encombrant parce que trop dogmatique.

– Tu as donc l’esprit très ouvert, concède-t-il en manifestant le désir d’en savoir plus.

– Oui, je peux aimer toutes les musiques, mais j’ai quelques préférences. Et j’écoute aussi du classique, seule, pendant mes soirées tranquilles, précise-t-elle.

Un peu désorienté, quoique mieux renseigné sur les goûts de sa compagne, il parvient à rassembler ses principales réflexions sur la musique, et conclut par cette vérité :

– C’est Mozart qui a inventé le silence.

Elle ne peut rien lui répondre, mais reste imprégnée du son de sa voix et de certaines paroles où elle a perçu un souffle lyrique.

Un brouillard errant voile bientôt le ciel et les étoiles. Celles-ci commencent à disparaître. Aurélia, qui ne s’était jamais arrêtée pour regarder la forêt, observe les grands arbres immergés, comme eux, dans la pénombre nocturne, avec leurs troncs lisses et leurs troncs cannelés, des branches noires plus ou moins élancées, aux essences pour elle inconnues. De hautes fougères masquent le mystère de la forêt. Plusieurs fois, un animal crie très loin, dévoré par une ardeur sauvage. Elle éprouve une soudaine et violente envie d’étreindre quelque chose.

– Mais où sommes-nous ? demande-t-elle.

Aussitôt il lui démontre, sans ostentation, qu’il sait lire une carte routière. Il s’est penché vers elle, qui offre au regard son cou et ses bras nus couleur d’ambre, ses petits poils hérissés, son visage tendre au profil ciselé, fin comme une lame.

– Allons marcher un peu, propose-t-il enfin d’un ton gai.

Lui aussi a regardé la forêt pendant un long moment. Sur la gauche, en diagonale, un chemin herbeux pénètre dans les sous-bois. Il oblique légèrement et se dérobe au regard. Conduirait-il, entre ruisseaux et arbres majestueux, à une immense clairière où ils seraient bientôt complices de fureurs, d’appétits, de rêve de monstres parfaits et de sublime candeur ? Quand il était étudiant à Strasbourg, il lisait des poèmes de Rilke dont il se souvient avec imprécision : « Rien n’est certain que ces arbres hauts, dans notre vertige érigés… Et tout, partout, monde démesuré, grandit, tournoie, nous agglutine… Le lointain que l’on nomme nuit n’est-il pas pour nous plus clair que ce jour qui nous est étranger ?… » Il prend la décision d’écrire un poème, dont il compose à l’instant la chute finale : « Dans l’ombre où les couleurs se confondent, je redécouvre le son éternel de la beauté. » Puis, il se tourne entièrement vers Aurélia.

A son grand désappointement, elle refuse de sortir de la voiture.

– J’ai un peu froid, dit-elle.

Surtout, elle voudrait croiser davantage le regard de Frédéric. Elle aspire à regarder, enfin, son visage qui lui paraît maintenant nimbé de mystère. Quand est-il né, quand va-t-il mourir ? D’où viennent tant de questions dont elle ignore les raisons ? Elle ne lui demande pas où il habite, s’il a voyagé, quels sont ses romans préférés. Mais elle est sûre d’avoir « quelque chose » en commun avec lui. Pendant la soirée, il a parlé plusieurs langues étrangères, et il voulait partir faire un tour du monde. Il restait souvent immobile, solitaire, appuyé aux tables sur lesquelles il saisissait gâteaux et boissons avec un geste un peu gauche. S’inspirant des monuments de Senlis, où elle travaille tous les jours à la librairie Le Roi Lire, elle se représente deux cathédrales, l’une pour Dieu, l’autre pour les démons, et la très vieille chapelle petite comme un corps d’enfant. Dieu, ange, démon, tel est son portrait de Frédéric.

– Tu es drôle, lui déclare-t-elle soudain, car elle a envie de rire.

Il a alors très envie de répondre à Aurélia. Leurs regards s’évitent, se croisent tour à tour. Elle s’est également tournée vers lui. Ses yeux, dans le silence, le traversent d’ondes généreuses. « Au mystérieux tombeau, je crois entendre comme en lointain écho le sommeil des anges… »

Entre terre et ciel, comme deux esprits traversent un mur opaque, Frédéric se tourne face au volant, met le contact, enclenche les vitesses. Ils s’engagent dans la forêt. Le clair de lune a disparu, c’est la nuit noire.

« J'aime l'allure poétique, à sauts et à gambades ; c'est un art (...) » Michel de Montaigne

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