L’enfant du mois de mai

de Marie-Paule Girard

Aurore voudrait agir et le mois de mai va finir.

Quelques tracts sur une petite table et une affiche invitent à aider les camarades. Les garçons assis à côté ont l’air sympathiques, enfin l’un des deux, le grand au catogan ; l’autre est plus renfrogné.
« Bonjour, en quoi consiste l’aide aux grévistes ? Est-ce que je peux faire quelque chose ? », souffle-t-elle dans une poussée d’audace.
« Salut, moi, c’est Laurent, dit le grand et lui c’est Jean-Pierre. Bien sûr, tu peux aider. On va ramasser des pommes de terre qu’on distribuera ensuite aux ouvriers grévistes. »
Ils observent la jeune fille, ses cheveux noirs attachés en queue de cheval et ses yeux en amande. La mine soucieuse, Jean-Pierre semble en apnée. Il la dévisage et ouvre la bouche pour lui demander son nom.
« Je m’appelle Aurore, le devance-t-elle. Comment ça se passe ? Vous y allez quand ?
« Reviens tout à l’heure à six heures. » C’est Laurent qui a répondu.

Il flotte un air de liberté. Sur les trottoirs flânent des étudiants et des touristes étrangers promènent un regard curieux comme si l’air transparent gardait encore la trace des événements récents. Quelques pavés manquent sur la chaussée.

Aurore s’assoit place de l’Odéon à la terrasse d’un café. Elle ouvre le paquet bleu, blanc, rouge de Françaises et dégage délicatement la languette transparente. L’allumette gratte la bande rugueuse, craque dans une odeur de phosphore brûlé. La flamme vacille légèrement et rougit le bout de la longue cigarette. Doucement, elle aspire la fumée et ferme les yeux. « Je suis bien ». L’Orangina est frais, il pique un peu comme elle aime. Son regard se perd dans le liquide doré lorsqu’une aile moirée se pose sur la soucoupe. « Que fais-tu là ? Tu n’es pas à ta place. » murmure–t-elle au papillon. De sa pompe, il aspire délicatement une goutte du soda, hésite sur le bouquet de fleurs en tissu et puis s’envole.

Tout à coup, elle se sent lasse. Observer les gens, les choses et les plantes, s’inventer des histoires, à quoi ça sert ? Aujourd’hui, son attention tendue est vaguement flottante. Il va se passer quelque chose, elle le sent, dans sa vie de jeune fille sage. Sage et révolutionnaire, est-ce possible ? Sa pensée se perd vers les derniers événements.

Ça bouge à Noisy le Grand. Depuis quinze jours en effet, les réunions d’information se succèdent au collège. Tout a commencé par l’exclusion d’un élève de troisième surpris en train de fumer aux toilettes. Avec Richard, son copain pion, ils avaient organisé la protestation contre la décision prise par le conseil de discipline, l’idée étant qu’il était interdit d’interdire. La punition avait été levée.

Elle vient souvent à la Sorbonne voir ce qui se passe. Des étudiants y campent ; dans la cour de grands portraits noir et blanc de Mao et du Che promettent la révolution. Sous les arcades, des tableaux de Puvis de Chavannes s’étalent, indifférents à l’agitation des amphis. Aurore n’ose pas dire qu’elle les trouve jolis.

Il est six heures. J’y retourne, pense-t-elle, Au premier étage, elle s’étonne qu’il n’y ait pas d’autres candidats à la cueillette. De toute façon, c’est l’heure ; elle suit docilement Laurent et Jean-Pierre. Ils marchent en silence jusqu’à Montmartre au domicile du chef. L’appartement est beau. Elle s’interdit de penser « bourgeois ». Il apparaît, la quarantaine avenante. Aurore ne connaîtra pas son nom mais elle se demande « Roi de cœur ou as de pique ? ». Une jeune femme le suit. Son visage est un peu ingrat mais de beaux cheveux roux ondulent sur ses épaules. « Est-ce son amie ? » Le regard peu amène qu’elle lance à Aurore lui confirme aussitôt sa conjecture. A un signal imperceptible du chef, ils redescendent tous et prennent place dans une Citroën noire. Les fauteuils sont en cuir. La copine conduit plutôt bien. Le chef est assis devant ; Laurent et Jean-Pierre entourent Aurore à l’arrière. L’épaisseur du silence isole dans la voiture. Ça descend, ça remonte et sans prévenir, dans une côte face à un troquet éclairé, la conductrice stoppe et se gare. Aurore n’ose pas poser de questions mais elle est vaguement inquiète.

Dans le café, ils se dirigent directement vers la salle du fond comme des habitués. Le garçon apporte des bières pression, elle prend un jus de pomme. Comme dans un film noir, le chef se tourne vers elle et la fixant dans les yeux, il la questionne : « Dis nous ce qu’est pour toi la Révolution permanente. »

C’est le trou, elle ne sait plus. « Au secours, Trotsky ! » Mais, elle se tait, elle est coite, elle se sent nulle. Les autres la dévisagent, l’évaluent, hésitent : espionne ou candide égarée ? Le regard de la copine est goguenard… Le souffle court, mortifiée, Aurore boit son jus de pomme, les yeux baissés. Elle attend. Les secondes s’étirent, elles n’en finissent pas de traîner. Enfin, chacun paie sa boisson et retourne à la voiture. C’est alors que Laurent lui dit : « Le ramassage des pommes de terre est annulé, nous avons été dénoncés. » Elle le regarde reconnaissante mais en un éclair, elle se demande « Dénoncer de quoi ? » Elle n’y comprend rien, elle se tait. « On va passer la nuit chez un copain. » Au passage elle reconnaît les arcades de l’avenue Daumesnil. Tiens, se dit-elle, le 12ème. L’appartement du copain est vieillot. Elle aperçoit une chambre à coucher aux meubles sombres. « Comme chez Mémé.» Des journaux encombrent la table ronde, au mur un tableau représente un port de pêche.

Sur le tapis, un petit garçon aux yeux clairs les regarde arriver. Il a peut-être cinq ans. Le chef se penche vers lui : « Ça va Arnaud ? » puis il se détourne pour parler à la rousse. Elle s’interroge : « Est-ce son fils ? » Laurent sourit gentiment à Aurore qui regarde l’enfant. Jean-Pierre l’ignore obstinément. Il est neuf heures et les quatre autres repartent, la laissant plantée là.

Sur le tapis, indifférent et grave, l’enfant joue avec de petites voitures. Aurore a faim, elle se demande si l’enfant a mangé. Elle s’installe par terre à côté de lui et saisit une 2CV jaune – das Entlein, comme on dit en Allemagne. Elle bruite le moteur : « Broum, broum ! » L’enfant la regarde, sourit et saisit une longue DS blanche ; « Broum, broum, broum ! ». « As-tu dîné ? » lui dit Aurore. « Non, pas encore », répond l’enfant.

Dans la cuisine, de la vaisselle sale emplit l’évier, mais Aurore s’interdit de la nettoyer. Une demi baguette traîne sur la table avec un saucisson entamé et un paquet de nouilles. Elle fait chauffer de l’eau dans une grande casserole et prépare des pâtes pour eux deux. Dans le frigo, elle a trouvé du beurre et du râpé. « C’est bon », lui dit l’enfant. Il mange proprement, l’air satisfait.
« Sais-tu à quoi on reconnaît le passage d’un éléphant dans le réfrigérateur ? » Aurore pose sérieusement la question. L’enfant réfléchit, ses sourcils se froncent.
« Non, je ne sais pas. »
« Et bien, c’est aux traces de pattes qu’il laisse dans le beurre ! »
L’enfant la regarde perplexe puis comprend la blague et se met à rire. Il hoquette, il en pleure et Aurore, sans trop savoir pourquoi, pleure avec lui. Il est tard maintenant, l’enfant est fatigué. Aurore a sommeil. Sur le grand canapé, elle appuie sa tête en arrière, Arnaud lové contre elle et ils s’endorment.

Dans la nuit, elle sent vaguement qu’on dégage l’enfant mais elle n’a pas le courage de s’inquiéter. Un rai de soleil éblouit son œil, dissipant un rêve. A côté d’elle, Laurent et Jean-Pierre sont couchés à même le sol dans des duvets. Le chef et sa copine occupent l’unique chambre. Où est l’enfant ? Discrètement, elle se lève et saisit son sac. Laurent a ouvert les yeux, il l’observe et lui sourit. « Salut, je m’en vais. »

A la gare de Lyon toute proche, elle prend une douche. Au comptoir, elle déjeune. « Le croissant frais est tiède », s’amuse-t-elle. Il fait beau. Ce sera bientôt les vacances. La vie radieuse est prévue pour demain.

« J'aime l'allure poétique, à sauts et à gambades ; c'est un art » Michel de Montaigne

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