L’anniversaire

de Christine Courcol

Il a 50 ans, le bel âge, le bon moment pour faire le point, une colonne pour les réussites, une autre pour les échecs et les regrets, on fait la soustraction et avec un peu de chance on se dit qu’on n’a pas si mal réussi sa vie.

Pour son anniversaire, sa femme a décidé de lui organiser une fête, quelque chose de simple et convivial comme ils aiment tous les deux. « On invite qui tu veux », a-t-elle dit. Pas les grand-tantes, pas les voisins inodores, juste qui il veut.

C’est là que ça se complique. L’été dernier, en triant de vieux courriers empilés dans une malle depuis des décennies, il est tombé sur des lettres qui lui ont bousculé le cœur. Les lettres que lui envoyait Mathilde, les lettres aussi qu’il lui adressait et qu’elle lui avait renvoyées, rageuse, à la fin de leur histoire. Depuis l’été, il pense à elle, pas obsessionnellement bien sûr, c’est vraiment de l’histoire ancienne, mais régulièrement, à petites doses, comme une pilule de nostalgie. Une pilule qui donne de l’épaisseur à sa vie bien ordinaire.

Qui il veut, a dit sa femme. Et du fond du cœur il veut Mathilde.

Alors il cherche, avec l’internet c’est facile, il apprend qu’elle est professeur dans une université parisienne, Mathilde enseignante il n’aurait pas imaginé, c’est vrai qu’elle étudiait la littérature anglaise. Il cherche son numéro de téléphone, sûrement elle habite à Paris, Royaumont, il y en a des pages, mais Mathilde c’est rare. Royaumont Mathilde, il trouve, ce ne peut être qu’elle, il note le numéro, il est un peu nerveux.

Plusieurs jours se passent. Un matin, vers 11h, sûr qu’elle n’est pas chez elle, il appelle, sur le répondeur il reconnaît sa voix, elle n’a pas changé. Son cœur s’agite, pour donner le change il prend un ton indifférent, il l’invite à son anniversaire, il lui dit de le rappeler seulement si elle ne peut pas venir. En fait il n’a pas très envie de lui parler au téléphone, il a peur des banalités, c’est long 30 ans, il pense qu’en la voyant ce sera plus facile.

A sa fête d’anniversaire, il y aura une quarantaine de personnes, lui dit sa femme. « Plus mes amis de bureau », rectifie-t-il. Elle ne dit rien mais elle sourit, il lui a toujours dit qu’il n’avait pas d’amis au bureau. Mais c’est son anniversaire, tant mieux s’il y a des gens nouveaux, elle a confiance, elle aime les gens qui lui plaisent à lui.

Le 12 mai arrive, le jour de la fête, il est fébrile, même inquiet. Sa femme le remarque et demande « Ça ne va pas ? », si si, juste un peu de fatigue, tu sais j’ai 50 ans. Elle rit gentiment. Il fait beau, on a sorti des fauteuils en plastique blanc sur la pelouse, les enfants ont installé des tréteaux pour le buffet. Certains invités s’amusent aux agrès, d’autres discutent joyeusement de tout et de rien. Lui, sourit aimablement, il n’est pas tout à fait là, il attend Mathilde.

Les invités se sont rapprochés des tables où sa femme a déposé de grosses salades très fraîches et bariolées, on boit du punch léger et de la sangria, il fait grand soleil, tout le monde a l’air content, cette fête est vraiment réussie, et quels beaux enfants vous avez, quel âge ça leur fait, 18 et 20 ans, ah le bel âge, oui le bel âge, celui de toutes les folies, de toutes les passions. Il pense très fort : moi aussi j’ai 20 ans. On sonne. Il s’interrompt brutalement au milieu d’une phrase banale, il est ému comme un adolescent, il comprend qu’il n’aurait pas dû l’inviter mais c’est trop tard.

Et c’est tellement bien qu’elle soit là. Toujours son écharpe de soie bleue, c’est impossible, c’est elle, c’est fou, rien n’a changé, je l’aime comme au premier jour. Il lui dit « Bonjour Mathilde », elle lui dit « Bonjour Stéphane », dans le bonjour qu’ils échangent il y a tout un monde.

« Je te présente une collègue de bureau », dit-il à sa femme qui sourit gentiment. Lui est pétrifié, sous le charme, subjugué. « Tu devrais lui offrir à boire », dit sa femme, qui sent comme un malaise. Elle se trompe, pas un malaise, juste un trop grand bonheur. Mathilde le regarde, il lui pose des questions sur sa vie. Rien de particulier dit-elle, et toi Stéphane, qu’es-tu devenu ? Tu vois, rien, lui répond-il, et elle sourit. Rien, un grand manque de toi, disent les yeux de Stéphane. Elle glisse furtivement : « C’est bien que tu m’aies retrouvée, on s’est perdu de vue si longtemps ». Il répond : « On n’aurait jamais dû se séparer ».

Les mots dépassent sa pensée mais disent le fond de son cœur, qu’est-ce qui est plus vrai, le cœur ou la tête ? Il ne sait pas, elle rougit, lui aussi, son cœur s’enflamme, c’est un vrai séisme. Il va lui chercher un verre, marcher jusqu’au buffet va l’apaiser un peu.

Mais il ne marche pas, il s’envole, il est ailleurs, 30 ans en arrière ; il est avec elle à l’île de Sein, tu te souviens, Mathilde, cet hiver-là, juste nous et les pêcheurs de crabes, une maison isolée et humide, réchauffée par nos deux corps fous. Il est dans la montagne, sous la tente, avec un orage qui déchire le ciel et qui fait si peur, il est dans leurs vies ordinaires d’étudiants, une petite chambre au 6ème étage avec un lit en hauteur pour gagner un peu de place. Une vie où ils dormaient si peu et ne doutaient de rien.

Il a mal, il est fou d’amour, il va repartir avec elle, les enfants sont grands et sa femme comprendra, elle comprend tout, la vie recommence, Mathilde, on y va, on s’en va, ne laissons pas passer cette chance. Il flotte, plus rien n’a d’importance, les autres n’existent plus, il est aigle sur les montagnes et goéland sur la mer, il est vent dans les voiles et tempête dans le désert, il est complètement ailleurs. Il se heurte à sa femme qui lui trouve l’air bizarre. « Chéri, dit-elle, je crois que je vais sortir le gâteau ».

Il tressaille, il retombe brutalement, il sent qu’elle ne comprendra rien, il est furieux contre lui-même parce qu’il a déjà des remords, il a bien droit au bonheur, non ? Droit au bonheur, ces deux mots-là ne vont pas ensemble, le bonheur ça vient tout seul, ça ne se décrète pas. Tout d’un coup il est triste à en mourir, il sait qu’il va être raisonnable, il comprend qu’on ne retricote pas sa vie avec des pelotes qui ont déjà servi.

Mathilde est en train de discuter avec son fils aîné, il s’approche le verre à la main, le fils s’éloigne, elle remarque son trouble, elle murmure « Je crois qu’il vaut mieux que je m’en aille », il hoche la tête, elle a raison, ils s’aiment si follement, une folie si impossible à vivre. Il la raccompagne à la porte, il lui dit qu’elle n’a pas changé, elle sourit tristement et répond qu’ils n’ont pas changé, elle lui tend un paquet, bon anniversaire, elle s’en va, il lui dit qu’il l’aime toujours, elle ne sourit plus, elle s’en va plus vite encore.

Le cadeau c’est un livre, « L’amant de la Chine du nord », à la dernière page on parle d’eux, l’amour éternel, l’amour impossible. Sa gorge se noue, il a envie de pleurer.

Le gâteau arrive, les invités chantent « Happy birthday », il va vers eux avec un sourire mécanique, il souffle les bougies, toutes d’un coup, le souffle de la rage, tout le monde l’applaudit, il a 50 ans, le bel âge, il n’est plus sûr de rien, il est profondément malheureux.

« J'aime l'allure poétique, à sauts et à gambades ; c'est un art (...) » Michel de Montaigne

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