La course

de Vincent Goulé

Il avait la souplesse d’un chat et dans son corps frêle et juvénile il cachait l’énergie d’un lion. La nature avait logé chez lui le don de l’absolu.

Il l’ignorait, il le vivait, il en était peut être victime .Depuis tout petit s’il se déplaçait, c’était en courant.

Il allait vite et, il était chiant. Si parfois il aimait, alors il apprenait vite, il vous englobait dans sa totalité. Toujours plus vite, plus haut, plus fort, comme la devise olympique empruntée par Coubertin au curé d’Arcueil, le Père Didon.

D’où l’expression « Oh là Didon », car ce dernier organisait l’été des olympiades pour occuper les voyous de barrières. Tu étais un voyou de barrières, un terroriste des décibels.

Quand on t’a rencontré, ton occupation favorite consistait à améliorer la production de décibels du pot de détente de ton scooter. Question décibel, tu étais champion ; avec une oreille exercée on savait où tu étais dans le village et, si tu avais décidé de venir nous voir, on était prévenu dès que tu franchissais le fond de l’avenue qui rejoignait les berges.

Nous c’est le club de vieux cons qui s’occupe à faire de l’aviron. Enfin, nous c’est aviron et œnologie. Une philosophie simple, pour profiter du bon vin il faut éliminer. On tolère l’eau dans le pastis et lorsque nous sommes sur le fleuve.

Il règne dans ce club une ambiance de tribu gauloise. Ici les rameurs ont tous un point commun, la rigueur en vigueur dans les clubs institués est une brimade. Tous ont rejoint ce carré de pelouse battu par les vents pour retrouver la liberté au service de la qualité du geste, le geste de l’aviron comme le geste du cœur. Quant au règlement intérieur, c’est un peu l’auberge espagnole. Il y a adjonction d’un article supplémentaire à l’arrivée de chaque nouveau participant.

Bref, Jeunot nous cassait les oreilles, et on se marrait bien quand tu nous expliquais que ta meule allait plus vite depuis qu’elle faisait plus de bruit.

Il y avait chez les vieux cons toutes sortes de gens, des ingénieurs en mécanique, des pilotes de lignes, des architectes, un tourneur-fraiseur et des « monsieur-tout-le-monde », mais on n’en savait rien. Ici, tout était dilué dans une uniformité d’avironneur.

Pourquoi Jeunot venait nous voir ? On ne l’a jamais su, on ne lui demandait pas non plus. Sans doute on l’écoutait. Ici il n’y avait aucun enjeu, pas de rivalité, tout était simple. Il y avait de l’échange, de la gratuité, si on voulait quand on voulait. Mais toi, Jeunot, en réalité tu nous faisais rire. On racontait aux absents tes dernières blagues de potache. Ta naïveté, ton comportement, nos antipodes, l’attrait de l’improbable. Une drôle d’alchimie allait nous associer.

« Tu sais, Jeunot, nous aussi on fait de la mécanique .Tout ici est mécanique, les portants, les rames et même le bonhomme c’est lui le moteur, bio mécanique »

Qu’est ce qu’on n’avait pas dit là ! Intrigué, Jeunot a voulu essayé et on l’a pris au mot. Du statut de plus ou moins « mascotte » dans un premier temps, Jeunot est devenu le seul membre du club inscrit à titre gratuit. Enfin, gratuit, c’est vite dit.

Sans le savoir Jeunot va nous entrainer dans sa spirale et il va tirer le club par le haut. Je vous l’ai déjà dit, il ne le fait pas exprès mais quand il aime, il est chiant, il a soif d’absolu.

Bon, ici, il avait du bol, ici c’est le seul club sur la Seine qui ne ferme pratiquement jamais de l’année. On rame par tous les temps. La passion de l’eau est la plus forte, elle surpasse de loin celle du vin. Jeunot allait aussi nous enseigner que ce qui est vain n’est pas impossible.

Dimanche 8H30, nous sommes au cœur de l’hiver c’est marée haute dans le club. Enfin aujourd’hui la seine déborde, les berges sont noyées, et v’là Jeunot qui radine, lui aussi comme la Seine tumultueux et tourbillonnant.

« Bon alors on sort pas ? On s’emmerde ici ! »
« Tu vois bien l’eau est montée on ne peut pas mettre à l’eau. »
« Ah oui, mais les autres clubs eux ils ont des mises à l’eau tous-temps, des vraies, pas des talus herbeux comme ici. »
« Ben te gêne pas… t’as qu’à y aller. »
« Ben non. On pourrait en construire une, de mise à l’eau. »

« Jeunot tu fais chier, on t’a déjà dit. »

« Oui, mais je suis venu ! Alors quand je viens pas on m’engueule parce que je suis pas régulier et pas ceci et pas cela. Il fait moche, il pleut, il fait 2 degrés, je suis tombé du lit, il est très tôt pour moi et quand je viens on fait rien. »

« OK, OK, on va sortir, Jeunot. » Gros soupir…

Et ça, c’est unique dans les annales. C’est désormais inscrit non seulement dans la légende du club mais aussi dans la légende des autres clubs du bief. Ici on sort par tous les temps, si le règlement le permet bien sûr. C’est juste une appréciation du mauvais temps qui nous manque un peu. Une fois, on a même ramé sur une plaque de glace.

Alors on sort quand même, pas de ponton et on sort quand même. On n’aperçoit plus le barrage noyé sous les eaux et on sort quand même. Les péniches n’utilisent plus l’écluse, elles passent à fond par dessus le barrage et on sort quand même.

On sort sur notre nouveau ponton. L’unique ponton amovible connu à ce jour, sans équivalent et jamais copié (on s’en serait douté). Un ponton amovible qui plonge dans l’eau sur une lourde brouette en bois .De solides planches sont clouées à la hâte un peu à la façon d’un plongeoir sur une idée originale de …Merci M l’architecte.

On sort un bateau long, une yolette, c’est un quatre avec barreur pour plus de sécurité.

« Bon OK les gars mais on ne sort pas loin »

Exceptionnellement les avirons sont fixés sur la coque préalablement et posés en croisillons sur les plats bords avant la mise à l’eau. La brouette plonge, la planche a le nez au ras de l’eau. L’équipage s’aventure en file indienne sur le plongeoir instable.

Légèrement en amont, le barreur retient la coque, la fait pivoter à l’aide du courant puis lance la yolette vers la brouette. Le quatrième de nage la rattrape au vol, monte et borde en vitesse les avirons, tandis que le troisième retient la coque et monte à son tour et ainsi de suite. Le barreur court et rejoint le ponton -brouette de fortune. « Fais gaffe, ça glisse, le givre s’installe presqu’instantanément » Il rattrape la coque, grimpe, rattrape la barre, tout est lâché, le courant nous emporte. Les ordres pleuvent pour reprendre le contrôle, le rythme des coulisses s’installe les avirons tranchent l’eau en saccades fermes. Le silence s’installe chacun prends ses marques, jeunot ne moufte pas.

« Ça va être sport le retour… pourvu qu’on retrouve la brouette au même endroit » annonce notre barreur « j’vous préviens si l’eau monte encore pendant la sortie, il faudra descendre dans la flotte au retour »

L’accostage du retour fut une manœuvre compliquée d’autant que nous étions dans l’improvisation totale. Par la suite, c’est devenu une attraction. Les bateaux des autres clubs s’arrêtaient rien que pour nous regarder faire et prendre les paris. Le bateau arrivait le nez contre le courant. Comme nous n’avions aucun point d’appui, il était impossible d’arrêter de ramer pendant le débarquement du quatrième rameur et ses rames. Celui-ci s’extirpait de la coque en équilibre, lançait une jambe dans le vide, cherchait à attraper le bout de la planche sans renverser la brouette. Une fois le pied assuré il chaloupait son corps accroupi du bateau vers la brouette ensuite il assurait la réception du troisième les deux autres ayant toujours la mission de ramer. Bon je ne sais pas si vous avez compris mes pauvres explications retenez seulement que c’était plutôt casse gueule…

Jeunot progresse, progresse à sa façon, c’est-à-dire vite, et très vite il s’ennuie.

« Bon c’est quand qu’on voit les autres rameurs »
« Les autres rameurs? Quels autres rameurs? Y’en a pas assez ici »
« Ouaih les autres rameurs, pas ceux d’ici. Y a pas des matchs »
« Des matchs ? Des matchs ? Eh ! Dugudu t’es pas au foot ici »

Il venait de réveiller une étincelle, éteinte chez le doyen du club, une sorte de professeur Chadoko de l’aviron qui parfois nous racontait sa guerre, lorsqu’il avait gagné la course d’Henley en skiff sur la Tamise. Un homme sec râblé et petit, trop petit soi-disant selon les critères de sélections de la fédération pour les compétitions internationales.

Il s’était donc engagé en individuel à la compétition.

Il s’était rendu seul sur place contre l’avis de tous et avait couru avec un bateau d’entrainement prêté par le club d’Oxford. Il se souvient encore des quatre-cents derniers mètres. Sur les pentes douces verdoyantes et tondues ras de belles anglaises pique-niquaient en équipage avec champagne, maitre d’hôtels, auprès de luxueuses limousines et de leurs maris. Cet aréopage de «Julia Roberts» façon Pretty Women riaient entre elles et soutenaient tous les bateaux sans distinctions se moquant des convenances, traditions et de leurs maris outrés. Ces belles anglaises supporter inattendues lui criaient « Go frenchy Go frenchy ». Dans l’océan de dédain qui l’avait accompagné jusqu’à la course ces encouragements lui avaient vraiment fouetté le moral. L’excitation de la foule, le déchainement des muscles, le feu dans les poumons et la corne de la ligne d’arrivée, les flocons blancs de la tétanie qui passent devant les yeux et le bourdonnement des oreilles.

Pour Chadoko, le regard qu’il avait sur Jeunot venait de changer. Il allait l’entrainer, le former pour la compétition, et tout d’abord lui trouver un bateau digne de cette mission, un bateau de compétition.

Pour une raison obscure une coque jaune citron une coque en carbone était boudée dans le club voisin. Elle était réputée inréglable. Chadoko l’avait négociée pour trois fois rien.

C’était un bateau porteur, trop porteur conçu pour un poids de 90kg alors que jeunot avait du mal à en faire soixante-dix. Pour vérifier la légende maudite sur le bateau, Chadoko avait démonté tout l’accastillage, portants, pieds, coulisse, même les rails et les trappes. Il ne restait vraiment que le fuselage en carbone.

Pour une fois les pécheurs, autre tribu du bord de l’eau nous avaient apporté leur aide en nous fournissant des plombs de pèches de un deux ou trois grammes. Un jour de courant calme, l’eau était parfaitement plate claire et limpide. Chadoko avait mis la coque à l’eau et était rentré dans l’eau jusqu’à la taille. Il observait la flottaison à l’aide d’un petit niveau posé sur le plat bord central. Une légère gite bâbord de deux ou trois degrés c’était tout. Sur sa peau les plombs étaient retenus sur des morceaux de scotchs.

Tour à tour, il essayait de placer le plomb adéquat sur l’intérieur de la coque au bon niveau pour corriger l’imperceptible défaut. L’affaire fut réglée en une demie-heure de tâtonnements. Chadoko avait autour du cou une petite fiole de cyanolite retenue par une ficelle. Les plombs furent collés puis sécurisés avec le sparadrap de la pharmacie du club. La coque ayant retrouvé un équilibre parfait fut entièrement révisée dans tous ses éléments et remontée à neuf. Pour compenser le différentiel de poids entre le rameur et la portance de la coque Chadoko avait usiné dans des blocs de Nylon des calles de compensation afin de corriger la prise d’eau des portants.

Ainsi les avirons étaient désormais à la bonne hauteur pour notre rameur ultra léger. C’est marrant mais je n’ai jamais rien compris à toutes ces histoires et je pense qu’elles doivent vous paraître plus obscure encore qu’à moi même. Chadoko jonglait avec aisance sur la compensation des paramètres. Nous on entravait plus rien mais suivions depuis la terrasse le déroulement d’un rituel savant à base de règle de carreleur, de niveaux, de fil à plomb, d’équerre… vous manque en suivant sa méthode… (Je sais c’est capilotracté et qu’air vous manque…) Nous suivions de loin sur la terrasse en dégustant notre vin de messe, un Mâcon blanc, un chardonnay grande vigne. Vous savez, celui exposé sur une légère pente sud-ouest dans une terre légèrement graveleuse et les plaisanteries qui vont avec.

Le tandem Jeunot Chadoko disparaissait les week-ends en compétition, ils rentraient le dimanche soir en sautant comme des cabris, hurlant des insanités signifiant qu’ils avaient fait un bon score. Les week-ends se suivaient au rythme des préparations .Jeunot était une véritable éponge. Il avait cette chance incroyable d’être un Stradivarius de l’aviron. Il écoutait, il regardait, il reproduisait, il s’appliquait et pour finir il dépassait.

Chadoko avait besoin de relais tellement son poulain lui bouffait la vie, les week-ends. Il avait hypothéqué son salon, sa télé, sacrifié trop de samedi Rugby-Pizza-Kronenbourg trop de grand prix de Formule 1 chips-whisky-coca. Il s’était plus occupé de ce gamin qui sortait d’on ne sait où que de ses propres enfants à l’époque où il aurait du le faire. Les remords, le regret de rendez-vous manqués le rendait parfois taciturne voir agressif. Bref il était temps de trouver une courroie de relais pour emmener Jeunot et son bateau sur les divers plans d’eau d’Ile de France et de Navarre. Jeunot allait nous propulser jusqu’au championnat de France junior.

A force de se relayer et de glander au bord des bassins la garde des grognards avait fini par inspecter le calendrier des courses et peu à peu l’idée avait germé de s’inscrire en même temps que jeunot à certaines courses. Puisqu’aussi bien on se levait à cinq heures du matin pour lui, pourquoi pas pour nous.

Un jour Jeunot avait dit que le skiff c’était sympa, mais il était très impressionné par l’ambiance des équipages de huit et que nous étions des cons de faire que du petit bateau …

« T’a pas l’impression de chier un peu dans la colle mec, on te traine partout et ce n’est jamais assez »

L’épisode revenu aux oreilles de Chadoko avait agit comme un déclic.

« Allo !, salut Roger c’est Chadoko … » Silence

« Ah tiens un revenant un retour de revenant. C’est pas vrai… depuis tout ce temps. On croyait que tu avais raccroché ; Qu’est ce qui t’amène… Quoi t’as monté un club. Le franc-tireur Chadoko monte un club, j’y crois pas. Tu vois je n’aurai pas pris le pari. Mais au fond c’est dans la logique des choses .Le seul club qui voudrait bien prendre une licence pour toi c’est le tien, après tout le bordel que t’a mis à la fédération…. « Bon alors tu m’as toujours pas dit qu’est-ce qui t’amène »

« Ben voila le club est récent, il n’a pas d’argent et je voudrais monter un équipage de huit, alors pour faire simple t’aurais pas un bateau à me filer »

« Ah carrément comment qu’t-y va toi »

« J’te connais toi et ta caverne d’Ali-Baba. Je suis certain que tu as une coque poussiéreuse qui traine dans un coin, tu veux jamais rien jeter, bien là c’est le moment de faire le ménage Allez quoi dis moi OUI. Dis moi ! « Passe me voir mon petit Chadoko chéri et adoré ! » Allez dis le bon sang !»

« T’as pas changé hein ! Toujours aussi chiant t’es d’la race des bouledogues toi ! Tu ne lâcheras pas ; Je sais que tu me lâcheras pas… t’es pire qu’une purge ! Bon alors vient faire ton marché dans la caverne et puis on verra ce que l’on peut faire »

« Ah ! Voila ce que je voulais entendre tes mots tendres me touchent…, si vraiment…, Je viens dès demain OK »

« Ca marche je t’attends à 11 h puis on déjeune et on fera comme on a dit »

Roger Directeur sportif de la base fédérale d’aviron avait tenu parole. Un huit en bois était sorti officiellement pour expertise aux chantiers de Nantes. Il était arrivé directe sur l’herbage du club du bord de Seine de Moisy-les-Noix.

Notre aréopage de vieux grognards tournicotait autour. On aurait dit les fées autour du berceau de la belle au bois dormant. Un barbecue de bienvenue fut promptement organisé qui se transformât en états généraux de restauration du huit. Les agapes furent même écourtées (on dit alors que se sont des agapes de blouses) (Joe Cocker pour les intimes …) car une équipe de démonteur désosseur avait hâte de démembrer la bête pour en faire l’inventaire tandis qu’une autre équipe détalait ventre à terre s’occuper des premier achats de boulonneries, papiers de verre, vernis, pinceaux pistolets à peintures compresseur et autres ustensiles qu’un cabinet dentaire n’aurait pas renier.

Il ne fallut pas moins de trois semaines pour redonner vie à cette coque qui n’avait pas vu l’eau depuis trente ans. Certains grognards posèrent même des jours de congés pour permettre au chantier de tenir le rythme conforme à leurs impatiences. Le huit est un bateau exigeant. Chadoko avait décidé de mettre les rameurs à niveau. Quand il n’y avait pas ponçage ou vernissage il y avait entrainement sur le quatre sans barreur. Au programme, équilibre, poussée, enchainement, montée en puissance, alternance vitesse lente, vitesse rapide, puis de nouveau équilibré et coordination. Chadoko voulait une rame d’ensemble impeccable, une précision millimétrique à la prise d’eau, à la sortie des pelles, la poussée coordonnée « ensemble nom de dieu. » Faut dire que le huit est un bateau qui ne fait pas de cadeau.

Imaginez un peu une coque de cent vingt kilos pour vingt mètres de long à bord huit rameurs de plus ou moins un poids raisonnable… mettons six cent cinquante kilos, ajoutons à la barre Chadoko soixante kilos, ajoutons aussi les avirons seize pelles d’une poussée de chacune de 100 kilos joule , on obtient une poussée de une tonne six pour environ huit-cent à huit-cent cinquante kilos en ordre de marche . Pas étonnant de voir dans ces conditions un rameur éjecté à la baille par son propre aviron qui lui a échappée des mains, on l’a déjà vu. Les séances de test et de réglages accomplies vint la sortie inaugurale.

Chadoko avait distribué les places dans le bateau. Jeunot s’était vu attribuer la plus importante place qu’on appelle la nage le siège numéro un juste devant le barreur. C’est la nage qui donne l’allure pour tous, de la nage dépend la qualité du bateau. Au moment où nous quittions la berge l’écluse voisine nous vomissait une monstrueuse péniche juste sous le nez. Nous perdions du temps dans le calage des uns et des autres. Enfin paré nous donnions les premiers coups d’avirons pour sentir que la péniche qui nous devançait chargée à bloque soulevait une masse d’eau considérable rendant le bassin houleux et instable. La péniche avait bien quatre cent mètres d’avance quand Jeunot cria « On ne va pas se laisser emmerder, on la double ». Il s’en suivit une franche rigolade à bord que notre félin combattif allait très vite nous faire oublier.

Capable de mettre les genoux sous le menton, il avait le passage dans l’eau long et puissant. Il allait nous imprimer un rythme d’enfer. Chadoko n’avait rien dit, il n’y croyait pas vraiment, il voulait seulement que Jeunot s’en rende compte par lui-même. Le franchissement à grande vitesse de la vague d’étrave soulevée par une péniche de quatre vingt dix mètres de long nécessite de la part du barreur beaucoup de doigté pour faire slalomer et surfer une coque de vingt mètres sur la pente de la vague à la cadence de trente cinq coup minutes .Et puis il fallut admettre que primo nous étions passés et secundo que nous devions tenir la cadence pour conserver le bénéfice de nos efforts.

Le bassin était devenu merveilleusement lisse la coque faisait des bulles on aurait dit qu’elle chantait sur l’eau. On a lâché prise six kilomètres plus tard avec un bon Cinq cents mètres d’avance sur la péniche. De mémoire de rameur nous n’avions jamais vu un marinier sortir de sa cabine pour saluer l’exploit, nos mondes sont si différents eux ils bossent, nous on fait mumuse.

De cet épisode il ressortait que Chadoko tenait non seulement un bateau mais aussi un équipage soudé. Certes ce n’est pas le plus formidable des bateaux mais la glisse d’une coque en bois est l’une des meilleures qui soit.

Jeunot avait depuis son arrivé entrainé insensiblement l’ensemble du club dans la compétition.

Sur la Marne, tous les ans au début de l’automne, se déroule le grand national Huit. Une course qui accueil la France entière et les frontaliers, Allemagne, Belgique, Italie et l’Angleterre bien entendu.

Chadoko n’avait rien dit mais il nous avait inscrit et n’avait dévoilé ses plans que trois semaines avant la course. Il se réservait ainsi la possibilité de juger de nos efforts sans mettre une pression inutile et de ne pas créer de déception le cas échéant. Les séances d’entrainements avaient été à la hauteur. J’ai encore en mémoire cette sortie au petit matin ou la seine était fumante de fraicheur le paysage perlé de givre. Le retour du huit ressemblait à un vaisseau fantôme émergeant d’un lac figé de froidure. La sueur des grognards fumait comme du bétail sortant de l’étable.

Cette course nous l’avons inscrite à notre palmarès en remportant l’une des six manches avec Jeunot Chadoko et les grognards dont le profil Kronenbourg tendait de plus en plus à s’atténuer. L’année avait repris son cours. Jeunot avait intégré une école de plasturgie pour un jour pouvoir fabriquer ses propres coques en résine carbone Kevlar.

Ce type d’école était rare et il fallait traverser tous Paris pour s’y rendre. Sa mobylette avait été troquée contre une moto digne de ce nom. Une 125cm3 largement sponsorisée par les grognards pour être customisée et recevoir un alésage course. Jeunot alias « fends la bise » s’en servait avec dextérité. Jeunot avait des réflexes précis. Nous, on aurait seulement aimé que le chauffeur d’autocar qui l’a haché menu sur le périphérique ait les mêmes réflexes que lui. Nous avons enterré Ferdinand un bel après midi d’automne. Chadoko n’est pas venu, au dessus de ses forces.

Les grognards à la sortie de l’église formaient une haie d’honneur, les pelles du huit en chevrons au dessus du cercueil .Plus tard au cimetière nous avions apporté son aviron une paire de tréteaux et une scie. On a scié en huit l’aviron à tour de rôle.
L’aviron ainsi descendu au caveau pouvait en toute confiance attendre la barque d’Osiris. C’était nos fleurs à nous, l’hommage de l’équipage pour Jeunot qui méritait bien un prénom, prénom qu’il s’était forgé sur les pontons.

Ferdinand était connu mais il voulait qu’on l’appelle Freddy .Le jeune club des grognards était rentré dans le paysage de l’aviron francilien grâce à lui. Nous détenions depuis trois ans la victoire d’une course d’endurance réputée sur la Seine. Une année pour nous détrôner un équipage a eu recours à un stratagème sans précédent en postant des chronométreurs sur tout le parcours qui téléphonaient au barreur les temps intermédiaires pour qu’il adapte la cadence de son équipage. Cela dit, notre record d’une heure quarante cinq pour les vingt cinq kilomètres obtenu grâce à Jeunot et Chadoko n’est toujours pas battu à ce jour.

L’année d’après, le huit en bois est reparti après un vote à l’unanimité et l’accord de Roger pour sauver un club de banlieue qui avait brulé un soir d’émeute. L’entraineur n’avait plus rien pour faire ramer les Djeuns comme y disent. Ce huit s’appelle désormais Freddy.

Quant aux grognards ils ont lancé une souscription et sont partis chercher sur les bords du Rhin en priant la Lorelei de leur accorder un huit en carbone d’occase pas trop cher.

Ils sont revenus avec une coque bleue layette qui leur allait comme un gant. Les jours de « compète », sur les pontons on vérifie toujours si « Ferdinand » le huit de Moisy-les-Noix est inscrit.

« J'aime l'allure poétique, à sauts et à gambades ; c'est un art (...) » Michel de Montaigne

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