Histoire de fin et fin d’une histoire

de Chafiq Benmoussa

Le regard fixé sur la fenêtre du compartiment, il semblait totalement hypnotisé par le paysage qui défilait. Il ne cessait de se repasser les derniers événements qui l’avaient amené dans ce train roulant à toute allure vers une destination qu’il pensait avoir définitivement oubliée. Toute une période de sa vie, dont il avait mis si longtemps à effacer les stigmates, ressurgissait : en un instant, tout, absolument tout, jusque dans les moindres détails, était remonté à la surface. Un simple coup de téléphone avait suffi.

De nouveau, il se rappelait à quel point il lui en avait voulu. Il se souvenait de la violence de ce sentiment qui l’avait bouleversé et dont il lui avait fallu un certain temps à admettre, à son corps défendant, qu’il s’agissait de haine. Ce mot qu’aujourd’hui encore il avait du mal à prononcer, comme s’il lui brûlait les lèvres ! Une haine véritable, profonde, féroce, tenace, dont il ne se serait jamais cru capable et qu’il n’avait osé avouer à personne, de peur de passer pour un monstre et être rejeté même par ses proches.

– Bonjour ! avait dit la voix, monsieur Verdier ?
– Oui, c’est à quel sujet ?
– Je suis le docteur Baumann, je vous appelle de la part de Madame Thomas qui est actuellement hospitalisée chez nous. Elle souhaitait vous téléphoner mais à cause de son état, je me suis permis de le faire à sa place.
– Marta ? s’était-il aussitôt entendu demander comme dans un rêve.
Hôpital, docteur : était-ce bien d’elle qu’il s’agissait ? Il avait tellement de mal à imaginer Marta ayant un problème de santé ! C’est vrai, pourtant, qu’il lui avait souhaité toutes sortes de choses, les pires même ! Qu’il avait tant prié qu’elle souffre à son tour, qu’elle puisse enfin se rendre compte ! Mais, aujourd’hui, cela avait-il encore un sens, alors qu’il commençait à trouver l’oubli, et peut-être même à pardonner ?

Il se souvenait aussi et surtout de la petite forme recroquevillée à côté de lui sur la banquette, la tête posée sur une veste pliée en guise d’oreiller, avec sur les lèvres le reste du sourire avec lequel elle s’était endormie. Cette petite forme, qui était encore minuscule à l’époque, c’était toute sa vie, son unique et véritable amour, celui pour lequel il se sentait fondre plusieurs fois par jour, l’être qu’il chérissait le plus au monde et pour lequel il avait définitivement renoncé à refaire sa vie : sa fille.

Il avait toujours l’impression que cela s’était passé il y a très longtemps, alors qu’il ne s’était guère écoulé plus de quatre ans. Mais durant chacune de ces années, jour après jour, il s’était vu revivre encore et encore le moindre détail de ces moments qu’il avait endurés, de ce comportement qui avait été le sien mais qu’il avait tant de mal à admettre, et encore plus à comprendre. Parfois il en arrivait à s’imaginer être le suspect d’un interrogatoire policier, celui que pendant des heures l’on matraque de questions jusqu’à en extirper la vérité, qui semblait n’être que la réponse ultime à la même question répétée indéfiniment. Après toutes ces années, il pensait en avoir définitivement fini, mais depuis hier soir, depuis qu’il avait décroché le téléphone, le cauchemar semblait recommencer : chez lui, d’abord, lorsqu’il préparait sa valise en catastrophe, puis dans le taxi qui les accompagnait à la gare, et à présent dans le train qui les menait vers Toulon, il voyait de nouveau défiler tous les épisodes de cette vie commune.

L’enfer, pensait-il, c’était certainement ça : revivre éternellement sa propre vie.
– Je ne peux guère vous en dire plus au téléphone, avaient été les dernières paroles auxquelles il avait eu droit.
Malgré son insistance, il n’avait rien pu obtenir d’autre du médecin qui l’avait contacté, sinon que, dès son arrivée, il serait précisément mis au courant de la situation de madame Thomas. Depuis, il ne cessait de se ronger, passant alternativement du regret à l’espoir, puis de nouveau à la haine, d’une femme qui, jusque dans son propre malheur, parvenait encore à faire mal. Aujourd’hui il se rendait compte que quoi qu’il lui en coûtât, il était prêt à remiser sa haine légitime et à lui pardonner devant tous, pourvu qu’elle s’en sorte. Parfois, il se résignait tout simplement, en se disant que si tel était leur destinée, qu’y pouvait-il après tout ? Mais aussitôt après il s’emportait et reprenait espoir, en se disant qu’il ne servait à rien de se perdre en suppositions stériles avant même de savoir de quoi il retournait.

Dans le taxi qui les conduisait à l’hôpital, il lui sembla que le temps n’en finissait pas de passer. Heureusement qu’il avait à s’occuper de sa fille, seule tâche parvenant à mobiliser encore son esprit. Enfin, ils s’arrêtèrent devant un grand bâtiment gris et vert, sur le mur duquel trois lettres C, H, U, indiquaient qu’ils étaient bien arrivés. Après avoir réglé la course, il se dirigea vers l’accueil d’un pas rapide, traînant presque sa fille par la main. Lorsqu’ils passèrent devant la boutique de l’entrée, il eut un bref mouvement d’humeur, vite réprimé, quand sa fille insista pour avoir une friandise. Il se fit alors un véritable plaisir de la lui offrir et en profita pour lui consacrer quelques minutes en la serrant contre lui et en lui parlant un peu pour la rassurer. A l’accueil, il eut du mal à suivre le long discours d’explication dans lequel il était question d’ascenseurs, de bâtiments, d’escaliers, de couloirs… Il parvint quand même à mémoriser le nom du service et l’emplacement du premier ascenseur. Après qu’il fut monté au dix-septième étage au lieu du septième, qu’il eut emprunté le couloir A au lieu du B, qu’il eut tourné à gauche au lieu de tourner à droite, qu’il eut rebroussé chemin un nombre incalculable de fois, ils parvinrent enfin en Gastro-entérologie.

Là, une infirmière seule, qui semblait plus absorbée par son repas que par le sort de ses malades, lui répondit d’un air ennuyé qu’elle remplaçait les titulaires depuis peu et qu’elle ne connaissait pas encore les noms de tous ses malades mais que, néanmoins, elle allait consulter le registre des admissions. Il lui fallut cinq bonnes minutes pour découvrir que madame Thomas était bien chez eux et qu’elle occupait la chambre 7264 ; quant au docteur Baumann, c’était bien lui qui s’occupait du service mais il était en ce moment au bloc opératoire, en pleine intervention ; il devait ensuite effectuer sa visite quotidienne aux malades du service, après quoi, seulement, il serait disponible pour l’entretien tant attendu.

Après une longue hésitation et non sans une certaine appréhension, il prit sa fille par la main et d’un pas volontaire décida d’aller voir Marta. Devant la chambre, il hésita encore, sentit l’émotion lui serrer la gorge, se mordit les lèvres et frappa à la porte. N’entendant aucune réponse, il ouvrit délicatement et entra : la forme allongée sur le lit dormait d’un sommeil profond ; malgré le visage pâle et amaigri, il reconnaissait les traits familiers de celle qui avait partagé tout une partie de son existence et à propos de laquelle il devait faire un sérieux effort pour se souvenir qu’il avait nourri amour et tendresse à son égard. Il fut pris alors dans une foule de sentiments, dont le soulagement émergea lorsqu’il entendit dans son dos le « maman » à peine murmuré par une voix d’enfant et qui lui rappela aussitôt la raison de sa présence ici. Il s’accroupit à côté de sa fille et ensemble ils restèrent silencieux un long moment face à la mère, unis dans une sorte d’intense communion.

Pour la première fois depuis quatre ans, il ressentait une certaine légèreté qui lui donna envie d’aller marcher, peut-être même d’aller boire quelque chose à la boutique du rez-de-chaussée qui faisait office de café. Ce serait certainement mieux que d’attendre. A 16 h, il put enfin s’entretenir avec le docteur Baumann. Etait-ce le son de sa voix au téléphone ou la position qu’il occupait dans le service, il fut surpris de se trouver en face d’un homme encore jeune, qui commença par le remercier d’être venu si vite, en s’excusant, toutefois, de son mutisme au téléphone ; mais il fallait comprendre qu’aussi bien la déontologie à laquelle il était tenu que le respect dû à ses patients ne l’autorisaient en aucune façon à communiquer, par ce biais, des informations de cet ordre. Il commença à expliquer que la pathologie dont souffrait madame Thomas ne possédait en principe aucun caractère de gravité.

– Du moins, ajoutait-il aussitôt comme s’il s’adressait à un auditoire, dans sa forme classique, ce qui constituait jusqu’à quatre-vingt-quinze pour cent des cas.

Le seul et unique membre de l’auditoire continuait de serrer la main de sa fille, extraordinairement attentif au moindre son pouvant franchir les lèvres de son vis-à-vis. Les cinq pour cent restants correspondaient à des formes diverses, dont l’action essentielle consistait en une attaque indifférenciée des cellules nerveuses, ce qui aboutissait à une destruction irréversible de ces dernières et ceci dans des proportions éminemment caractéristiques des différentes formes. C’est ainsi que monsieur Verdier eut le loisir d’apprendre que la totalité du processus de destruction nous était encore totalement inconnu à l’heure actuelle et que si les formes les plus classiques ne sauraient résister à un simple antibiotique à large spectre…

Le docteur s’interrompit brutalement, comme s’il avait perçu la tension insupportable qui s’était installée entre eux.

– Dans le cas qui nous occupe, enfin qui nous préoccupe, enchaîna-t-il alors, nous avons essayé sur madame Thomas le seul traitement préconisé avec succès dans la plupart des formes rebelles…malheureusement…

Il eut beaucoup de mal à continuer de fixer le visage à présent décomposé qui lui faisait face et qui ne percevait plus que des bribes du discours sur Marta :

-…pas vraiment réussi à stopper…évolution rapide du mal…paralysie totale…

Paralysie totale… : ces mots résonnèrent à l’infini dans l’esprit de monsieur Verdier. Il eut d’abord un gigantesque sursaut de révolte indignée face à ce qui lui apparaissait comme l’injustice suprême. Il en voulut au Monde entier, au Ciel, à la Destinée, puis de nouveau à Marta, qui n’avait pas le droit, qui ne pouvait leur faire ça, surtout pas à celle qu’il aimait le plus au monde.

Puis, d’un seul coup, tout bascula : il sentit un grand calme l’envahir, le calme de la résignation, le calme de l’acceptation devant l’irrémédiable, devant ce qui nous dépasse… Curieusement c’était, à beaucoup d’égards, le même sentiment qu’il avait fini par ressentir, six mois auparavant, lorsqu’on lui avait annoncé qu’il n’en avait plus que pour un an à vivre.

« J'aime l'allure poétique, à sauts et à gambades ; c'est un art (...) » Michel de Montaigne

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