Correspondances

de Florence Saada

A dix ans, on lui avait confié la garde de sa petite sœur et elle l’avait oublié au jardin public en face de la maison. Ca avait fait tout un ramdam, mais tout était vite rentré dans l’ordre et on avait vite retrouvé la petite Anouk assise dans le bac à sable au milieu des autres enfants.

Au fil des années, parce que Myriam continuait à être distraite et qu’elle montrait quelques aptitudes artistiques, on lui avait donné le surnom commode « d’artiste de la famille ». Mais ce n’est pas pour autant qu’on l’avait encouragé dans cette voie. Au contraire, un chœur aux voix mal assorties avait entonné un chant solennel où les mots « avenir » et « difficultés » s’entrechoquaient en un accord tout à la fois unanime et dissonant.

Le temps venu, elle commença donc en même temps des études de droit et une collection d’étiquettes de fruits qu’elle collait sur les bords des étagères de sa bibliothèque. Parfois aussi elle en laissait une ou deux sur le grand placard de la cuisine (ce qui faisait hurler sa mère) ou sur le journal télé de la semaine posé sur la table basse du salon. Et quand Anouk, parce qu’elle s’ennuyait, venait dans sa chambre lui demander tout en fouillant partout : « Tu dois apprendre tout ce qu’il y a dans ces gros livres ? », elle la menaçait en riant de lui coller une étiquette sur le front comme elle le faisait encore deux ans auparavant quand Anouk lui paraissait être encore une toute petite fille.

Aujourd’hui, Anouk est en cinquième année de médecine ; curieusement on peut dire que c’est son goût pour le dessin (notamment les planches anatomiques) et son étonnante mémoire visuelle qui ont aiguillé son choix et qui continue à la conduire dans la réussite de ses études. C’est une jeune femme téméraire, à l’humour caustique et qui n’est jamais en reste pour raconter les plus mauvaises blagues de carabins surtout devant ses collègues masculins.

Quant à Myriam, depuis neuf ans qu’elle travaille au ministère de la Justice au service des relations extérieures, les qualificatifs qui reviennent le plus souvent lorsqu’on parle de Melle Myriam Bordere sont efficacité et discrétion.

C’est pourquoi son chef de service, M. Delorme, est très étonné lorsqu’il reçoit sur son bureau une note expresse lui signalant un dysfonctionnement important au niveau du bureau 505 – et donc de Melle Border- quant à l’utilisation et au réapprovisionnement en petits consommables. Passé le moment de surprise et l’heure du déjeuner n’étant pas loin, il décide de la convoquer sur le champ. Un coup de téléphone de la secrétaire de M. Delorme prévient Myriam que le chef de service veut lui parler. Sa collègue lève la tête de son écran d’ordinateur.
Qu’est- ce qui se passe ?
Le chef de service veut me parler d’un problème au sujet du matériel.
Elle ne termine pas la réponse à la lettre envoyée par les associations de familles de détenus et quitte le bureau.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur le visage de Vincent Delaunay, l’éternel rictus aux lèvres. Myriam se souvient qu’étudiante à Assas, une copine lui avait dit qu’on le surnommait « le troisième couteau ». Le rencontrer aujourd’hui n’est peut être pas très bon signe. Arrivée devant le bureau 707, elle frappe et entre. La secrétaire prévient de son arrivée puis lui propose d’entrer. Derrière son bureau en forme de S sur lequel sont posés de multiples dossiers et un ordinateur, M. Delorme, massif quinquagénaire aux cheveux déjà blancs, se lève de son confortable fauteuil de cuir noir.

Entrez Melle Bordere, asseyez vous. Voilà, si je vous ai fait venir c’est que j’ai reçu ce matin de la comptabilité une note expresse concernant la consommation par votre service- c’est à dire vous et votre collègue Melle Dutheil- de « 2229 stylos Pilot rechargeables » pour l’exercice comptable qui vient de s’écouler. Il y a vingt ans, personne n’y aurait fait attention mais aujourd’hui mademoiselle, en ces temps de restrictions budgétaires ça ne passe plus.

M. Delorme se lève :
Pensez à la planète mademoiselle, tous ces stylos dans la nature ! Quel fléau ! Quelle pollution ! Et puis dois- je vous rappeler que le stock de stylos doit être équitablement réparti entre tous les services du ministère ; c’est ça la justice !

Le clin d’œil qu’il vient de lui faire l’incite à penser qu’il plaisante mais elle préfère répondre très sérieusement :

Je suis désolée, la lettre que j’ai envoyée à la comptabilité au mois de mai et dans laquelle je signalais qu’une commande de stylos n’était pas arrivée n’a pas du parvenir. J’ai donc ensuite renouvelé ma commande ; j’ai une photocopie de cette lettre dans mes archives, je peux vous l’apporter si vous voulez.
Très bien, non ce n’est pas la peine, j’en aviserai. Allez, je vous libère, il est l’heure d’aller se restaurer au self des commensaux. Bon appétit Melle Bordere.

Dans l’ascenseur, sa pensée se dispute avec elle- même. Et même si on avait découvert le pot aux roses, au pire on lui aurait conseillé quelques semaines de repos et c’est tout. D’ailleurs «le père Delorme » n’a- il pas tout découvert ?

A son retour, sa collègue est sur les charbons ardents.
Alors qu’est qu’il t’a dit ?
C’est à propos d’une commande de stylos qu’on n’aurait pas du faire. Tu sais maintenant avec les restrictions budgétaires, il n’y a pas de petites économies.
Mais c’est quoi cette histoire, tu veux dire que nous toutes les deux, on nous reproche d’utiliser trop de stylos ? Mais c’est une histoire de dingue ! Non mais tu verras que bientôt on nous fouillera à l’entrée et à la sortie. Si ça continue comme ça, moi je pars dans les îles vendre des bijoux artisanaux, comme ceux que j’ai appris à faire à l’ADAC, j’en ai marre ! Franchement j’en ai marre !
Non mais allez calme toi, je crois avoir vu en passant qu’il y a en dessert à la cantine des petits choux à la crème comme tu les aimes.

Pourtant dans l’ascenseur qui mène au self situé au troisième sous- sol, Melle Dutheil ne décolère pas ; elle marmonne entre ses dents des paroles inaudibles devant lesquelles Myriam se contente de hocher la tête et de sourire. Lorsque l’ascenseur atterrit, les paroles brusquement retrouvent leur consistance sonore.
– Il y aurait bien les syndicats, mais il vont nous rire au nez.
Quelques pas et les voilà devant des portes battantes qui s’ouvrent sur la lumière vive du self et son décorum de fleurs et plantes en plastique.
– Non mais si je raconte ça on va me dire que j’exagère, on va me prendre pour une folle. Patrick ne voudra rien entendre et il sera ravi de me contredire comme toujours.
Myriam, tout en faisant glisser son plateau sur les petits rails prévus à cet effet pense à un autre interrogatoire autrement plus délicat qu’elle doit subir le lendemain. Le réfectoire est encore largement vide, elles vont s’asseoir à une table.
– Ne me dis pas que ça ne t’as pas choqué, regarde tu n’as pas fait attention mais tu as pris trois petites cuillères pour manger ton yaourt.
– Tu en veux une ?
– Ah Myriam ! Tu es vraiment incroyable, la placidité même, la distance, il faudra un jour me donner ton secret.

***

Le lendemain elle se présente au commissariat de police du 6ème arrondissement comme l’indique la convocation qu’elle a reçu.
– Mme, cela fait plusieurs fois qu’on vous arrête et que je vous retrouve ici dans mon bureau pour le même fait ou presque.
…La dernière fois son costume noir faisait ressortir son teint mat mais le gris lui va très bien aussi.
– …que vous avez reconnu d’ailleurs.
– Oui M. l’inspecteur.
…Il m’avait paru plus grand mais moins solennel, je lui trouvais même un petit air de parrain de la mafia. Dans ce beau costume gris, il n’est pas mal non plus…
– Bon, vous faites bien car j’ai ici une demi-douzaine de rapports qui vous mettent en cause pour le même genre de délit. Alors pourriez- vous me dire, Mme, pourquoi vous volez des fruits et des légumes BIO dans les supermarchés ?
…Il a décidément de très belles mains, larges et lisses, ah mais oui, le piano…
– M. l’inspecteur, comme je vous l’ai déjà dit, jusqu’à très récemment les fruits et les légumes BIO ne sonnaient pas au portillon. Les autres non plus d’ailleurs mais le BIO c’est meilleur pour la santé paraît- il et pour la planète aussi.
– Mais vous travaillez….
…J’ai l’impression que nous sommes entrain de jouer une scène de théâtre, comme si il connaissait ma réplique mais que tout devait avoir l’air spontané, inventé sur le moment. Même sa manière de jouer avec sa cravate…
– A moins que ce ne soit uniquement pour le plaisir ? Vous rougissez… C’est ça… Ah, je commence à comprendre…
…Pourquoi attendre encore, je me lance, on verra bien…
Votre prénom, M. l’inspecteur, c’est bien Paul ? Tenez, vous m’avez écrit cette lettre.

Avant de vraiment réaliser qu’il s’agit de son écriture, il lit à gauche de la lettre son nom : Paul Sérafidian, son adresse ainsi que ses numéros de téléphone fixe et de portable. Son cœur et ses jambes lui demandent de s’asseoir pour lire le reste de la lettre.
– Alors c’est vous ?
– Vous êtes déçu ?
– Oh non, mais un peu surpris tout de même.
Tout en continuant à parler, il sort un rectangle de papier de son portefeuille.
– Vous me permettez de vérifier quelques éléments ?
– Je vous en prie inspecteur, faites votre métier.
– « Jeune femme trentaine », ok, c’est vrai que parfois on a des surprises. « Brune, mince », oui bien, « aimant nature, art, désir rencontrer homme équilibré. » Comme vous pouvez le constater, malgré cette étrange situation, je n’ai pas perdu mon sang- froid. « Vie saine, BIO », pour vous je confirme pour le BIO, « en vue relation complice ».
Un sourire se dessine sur ses lèvres.
– Vous vous sentez piégé ?
– Non, plutôt flatté que vous ayez fait tous ces efforts pour me rencontrer ; non, le problème c’est que si je vous arrête maintenant pour récidive, cela risque sans doute de me faire rater une soirée que je pressens très agréable…

… D’ailleurs, Je connais un excellent restaurant vers l’Odéon où ils servent un carpaccio de saumon BIO extrêmement savoureux. Et je crois me souvenir que les desserts et le café sont servis avec de très jolies petites cuillères…

« Une maison d'air, de soleil et de rire. » Jack London

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